Chroniques

Concomitance inquiétante

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

L’irresponsabilité juridique est un attribut de la fonction présidentielle française, telle que définie par la Constitution de la Ve République – une prérogative souvent dénoncée à juste titre comme abusive. Mais que dire quand l’irresponsabilité humaine prend la forme d’un chef d’Etat narcissique qui étale ses confidences sur plus de six cent pages, comme cela a été le cas lors de la sortie, le 13 octobre dernier, du livre des journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un Président ne devrait pas dire cela? Que dire aussi de l’irresponsabilité de cette aventure journalistique – un sujet sur lequel les médias sont restés scandaleusement silencieux?

A une exception toutefois. Ainsi, le 16 octobre, le JDD, Journal du Dimanche, a clairement posé la question du manque de déontologie du dispositif journalistique mis en place par les deux auteurs: «‘cet ouvrage hors norme est d’abord le fruit d’une immersion inédite dans le cerveau d’un homme de pouvoir’, ne craignent pas d’écrire les deux auteurs. Ils revendiquent d’avoir fait plier le chef de l’Etat sous l’exigence de la transparence et se flattent d’avoir ainsi ‘obtenu une forme de vérité’. Reste à savoir laquelle, car dans leur étonnante – et parfois stupéfiante – compilation, le propos recueilli prend valeur de fait établi, souvent sans grand recul ni mise en perspective, parfois jusqu’aux limites de la candeur. Là où le journalisme est censé démêler le vrai du faux, les deux envoyés spéciaux dans le cerveau présidentiel peinent à distinguer le vrai du off.»

D’autant que les propos du chef de l’Etat ainsi compilés, portent, entre autres, atteinte aux rapports entre l’exécutif et la justice, en qualifiant la magistrature d’«institution de lâcheté» − des propos inacceptables pour les magistrats qui, après une rencontre d’urgence avec Hollande le 13 octobre au soir, considèrent toujours que ses commentaires «posent un problème institutionnel».

Concomitance inquiétante: c’est à partir du 16 octobre, quand la parole politique discréditée vient de mettre à mal les rapports entre exécutif présidentiel et justice, que des policiers «en colère» commencent à défier tout à la fois leurs hiérarchies, leurs syndicats, le gouvernement et l’état d’urgence, au fil de manifestations totalement illégales – la raison invoquée étant l’incendie criminel de la voiture de collègues survenue une semaine auparavant, et la frustration face à la «politique du chiffre» instaurée sous la présidence de Sarkozy.

Certes, une enveloppe de 250 millions d’euros vient de régler la question des moyens humains et des équipements à améliorer. Mais les manifestations sauvages perdurent dans toute la France, avec un discours aligné sur celui des droites dure et extrême: accusations de «laxisme» contre les magistrats au mépris des données réelles, et demande d’une extension de la «légitime défense» au-delà des cadres déjà assouplis par l’état d’urgence. Or là, on touche à un des fondements de l’Etat de droit, à savoir la subordination de la police au pouvoir judiciaire.

S’il est faux de voir la main du Front National derrière les «policiers en colère», néanmoins leurs divers «porte-paroles» se sont avérés avoir des liens avec l’extrême droite: d’abord Rodolphe Schwartz, très loquace et jouissant du soutien total des participants lors des premières manifestations nocturnes dans Paris. Et il y a quelques jours, un tandem qui, via les réseaux sociaux, acceptait de porter le mouvement à condition que les policiers «adoptent un comportement irréprochable»: l’avocat Laurent Franck Liénard, défenseur du droit à l’autodéfense au service du lobby des armes français, et Robert Paturel, ancien du RAID (unité d’intervention d’élite), nostalgique de l’Algérie française et adepte de la théorie du «grand remplacement», comme en témoignent ses propos sur les chaines de l’ultra-droite identitaire, Breizh Info et TV Libertés. Le 1er novembre, on apprenait que les «policiers en colère» allaient créer une association afin de continuer légalement leur mouvement. Pour être irréprochables.

La Ve République est née dans le sillage des manifestations de policiers du 13 mars 1958, dans le contexte d’une crise politique mêlant faiblesse des institutions, terrorisme et guerre d’Algérie. Aujourd’hui, des policiers manifestent dans un contexte délétère qui met à jour les limites de cette Ve République. Il est urgent de repenser les statuts du Président et du gouvernement, pour s’atteler à un rééquilibrage démocratique des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pour que survive l’État de droit.

*Journaliste internationale.

Opinions Chroniques Laurence Mazure PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

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lundi 8 janvier 2018

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