Chroniques

Quand les lois sont perfides

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Etre au mauvais endroit, au mauvais moment, et pour cela, être présumé coupable des pires intentions, c’est le cauchemar judiciaire engendré en France par les lois dites «scélérates», qui, au fil du temps, trouvent sans cesse de nouvelles incarnations.

Elles criminalisent, en termes vagues pour permettre une application très large, la présence à un rassemblement, parfois interdit, au nom d’une supposée responsabilité collective, même si aucun délit concret ne peut être imputé à l’accusé.

Cet arbitraire vient de loin: à la fin du XIXe siècle, en 1893-1894, trois lois sont votées à chaud dans le sillage d’attentats anarchistes. Ce sont les premières lois antiterroristes. Leur application réprimera exclusivement l’extrême gauche et les mouvements sociaux opposés à une droite déjà aussi libérale que brutale: des propos sont judiciarisés comme des actes, «militants» et «sympathisants» sont assimilés les uns aux autres sans qu’aucun fait concret ne soit reproché, et les «bons» citoyens sont incités à la délation. Jaurès est le premier à rejeter ces lois, qui seront qualifiées de «scélérates» par Pressensé, un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme. Léon Blum dénoncera pour sa part des lois qui «suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge». Au XXe siècle, la loi dite «anti-casseur» de 1970 leur donne un vernis de modernité, pour être abrogée en 1982 sous Mitterrand. Les lois «scélérates» de 1894, elles, ne furent abrogées qu’un siècle plus tard, en 1992. Toutefois, en 2010, sous la présidence de Sarkozy, la «scélératesse» fait son come back avec la loi sur les violences en bandes.

Aujourd’hui, la banalisation des mesures d’exception de l’état d’urgence, depuis leur reconduction fin 2015, va être parachevée par leur entrée dans le droit courant, avec la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb. La perfidie s’installe dans le quotidien juridique français, en permettant de criminaliser des «comportements», et non des faits, ainsi que la participation à des rassemblements, comme toujours au nom du concept vague de «responsabilité collective». L’esprit des lois de 1894 est de retour.

C’est pour cela qu’aujourd’hui, à 83 ans, Me Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, dénonce une «réforme contre des gens qui n’ont pas commis des actes, mais (…) qui sont suspects de pouvoir les commettre». Rappelant l’inefficacité de l’état d’urgence en matière de lutte antiterroriste, Henri Leclerc souligne que la logique de «mesures très attentatoires aux libertés», a, par contre, été «efficace au moment de la COP21 pour arrêter un certain nombre de militants écologistes, et par la suite, pour réprimer des manifestations, ou les interdire».

Au moment même où cette loi est en cours d’adoption, Henri Leclerc est présent au procès des neuf jeunes antifascistes accusés de l’incendie d’une voiture de police en mai 2016 lors d’une des manifestations contre la loi El Khomri. Plus précisément, il défend l’un des trois jeunes de ce groupe dont «la condamnation a été requise uniquement parce qu’il était dans la manifestation» – un procès où l’instruction, faute de preuves, a dû rabaisser les charges.1 value="1">NDLR: Procès dit «du quai de Valmy», dont le délibéré devrait être rendu le 11 octobre. Quatre journa-listes ou écrivains reconnus – Frédéric Lordon, Nathalie Quintane, Alain Damasio et Serge Quadruppa-ni – ont suivi les audiences; leurs comptes-rendus sont accessibles sur le site de Mediapart, https://blogs.mediapart.fr/lundimatin

Or, l’esprit des lois scélérates – «responsabilité collective», délit de «participation à un attroupement» – est contraire à l’état de droit et mène aux crimes d’Etat. J’en ai été personnellement témoin, en tant que militante anti-apartheid vivant en Afrique du Sud durant les états d’urgence des années quatre-vingt: 132 militants et citoyens noirs ont été envoyés à la potence au prétexte qu’ils se trouvaient «à proximité d’un délit», et cela suffisait à prouver leur participation à un «objectif commun» jugé criminel.

Bien sûr, la France n’est pas l’Afrique du Sud de l’apartheid. Mais cette évidence ne suffit pas pour tourner le dos à la réflexion. Deux experts des Nations Unies, dont la Rapporteuse spéciale sur la protection des droits de l’homme, ne s’y sont pas trompés. Dans un communiqué qui souligne les risques de discrimination contre des personnes de confession musulmane, ils s’alarment de ce que «la normalisation des pouvoirs octroyés par l’état d’urgence entraînera de graves conséquences pour l’intégrité de la protection des droits en France, bien au-delà de la lutte contre le terrorisme».

Triste signe des temps, ça n’a pas l’air d’émouvoir l’opinion publique hexagonale.

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lundi 8 janvier 2018

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