Viols en Suisse
Dans La Panne ou dans Le juge et son bourreau, Dürrenmatt dresse le portrait de notables discrets et pathétiques, agents actifs d’une société dénuée de toute forme de compassion et d’humanité. Dans Monsieur Bonhomme et les incendiaires, Frisch nous donne à voir un autre notable adepte de la politique de l’autruche lorsque les criminels agissent devant ses yeux. Comment ne pas penser à ces métaphores littéraires de la société suisse devant les dysfonctionnements judiciaires qui ont entouré les actes criminels d’une série de sadiques ces derniers temps? Pour rappel: des jeunes femmes ont été impitoyablement frappées, violées, tuées ces dernières années par des individus dont le point commun est d’avoir tous déjà été condamnés ou signalés comme violeurs ou responsables d’actes violents envers des femmes.
Or, il s’avère que ces premiers crimes ont été punis de manière extrêmement bénigne au vu de la gravité des actes. Prenons le cas du dénommé Fabrice A.: un premier viol, prémédité et mis en scène avec un rituel qui se répétera ultérieurement, lui vaut une condamnation de dix-huit mois de prison… avec sursis! Il sort après quelques semaines de détention. Un procureur estimant que la peine est peut-être un peu légère propose de revoir la condamnation à cinq ans. Pendant la durée de l’instruction l’homme reste libre… et viole à nouveau exactement selon le même mode opératoire. Attrapé en France, il est condamné dans ce pays. Mais malin, l’homme demande à purger sa peine en Suisse. Le voilà à nouveau à Genève, où il parvient finalement à obtenir des permissions de sortie. La suite de la morbide histoire défraie actuellement la chronique. Le problème est que l’on tente de nous faire croire qu’il s’agit d’un cas isolé, que l’on parle d’un «monstre» (ce que l’individu est certainement), sans s’interroger sur le contexte qui a permis à un tel individu de récidiver par deux fois jusqu’au meurtre.
La place manque pour relater tous les cas de violences commis envers les femmes dans notre pays. Ce qui saute aux yeux est que le viol ne semble pas relever d’une grande gravité aux yeux des autorités judicaires. Mieux vaut violer que de trahir le secret bancaire ou de vendre de l’héroïne en Suisse! Nombreux sont les écueils qui se dressent devant les victimes de viols. D’abord la pression d’une société occidentale sexiste jusqu’à la moelle transpirant l’instrumentalisation de la femme à travers ses codes sociaux et publicités débiles. À la femme d’éviter le viol en adoptant un comportement qui n’excite pas trop la gent masculine perméable au matraquage sexiste! Ensuite l’écueil judiciaire; quand une femme décide de rompre la loi du silence, c’est pour se retrouver face à une machine judiciaire imprégnée des valeurs de la société patriarcale; après n’avoir pas réussi à empêcher le viol, la voilà sommée d’expliquer les raisons qui ont poussé le violeur à s’attaquer à elle. Était-elle saoule? Avait-elle trop fait la fête? N’a-t-elle pas été un peu naïve ou imprudente? On le sait, nombre de femmes refusent de porter plainte. Les risques de raviver les plaies pour un résultat nul sont tellement élevés en Suisse que les avocats eux-mêmes encouragent parfois leurs clientes à ne pas livrer bataille pour ne pas souffrir inutilement.
Comment expliquer que dans une société soi-disant évoluée comme la nôtre, une telle situation soit possible? Il faut pour cela revenir à Dürrenmatt et à sa Visite de la Vieille Dame qui montre de tristes notables indolents faire fi des valeurs humaines premières de solidarité pour s’aplatir devant le profit à tout prix. Le problème du viol n’a tout simplement pas été pensé à sa juste mesure par la nomenklatura politico-judiciaire mollassonne helvète, beaucoup plus alerte lorsqu’il s’agit de sauver UBS. Rappelons que les cas de harcèlement sexuel au travail ou dans le cadre privé ne sont, eux non plus, pas traités avec grande sévérité; la notion de drague ou de maladresse permet toujours d’absoudre le harceleur si l’affaire prend une mauvaise tournure.
C’est de cette mollesse de l’élite, du déni des comportements masculins de harcèlement que se nourrit et grandit la culture de l’impunité. Jusqu’à ses conséquences les plus tragiques. Nombre de femmes ont compris que ce qui se jouait là n’était pas une affaire de pulsion sexuelle; ce qui intéresse le harceleur comme le violeur, ce n’est pas l’acte sexuel, mais la pulsion de domination. La justice est le reflet de la société. À société patriarcale, «justice» patriarcale. Le tout dans un effacement des responsabilités, comme souvent dans notre société démocratique donneuse de leçons, qui comporte tout de même là une sacrée pierre dans son jardin à petits nains. Frisch: «Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles!»
* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com