Chroniques

Vie à raconter, vie à déformer

Au bureau des exilé-e-s

Je me souviens de Pierre, un Camerounais baraqué comme un déménageur suédois. Dix mille kilomètres dans les jambes, dont une centaine dans le Sahara. C’était comment la traversée du désert? «Difficile, difficile… Il y a… Il y a les cadavres, là.» La buée salée s’est déposée au coin de ses cils et a brouillé sa pupille. Un instant seulement, à peine quelques secondes. D’un clignement de paupière, Pierre a relevé la tête, asséché les yeux qui avaient trahi sa fragilité secrète et s’est raclé la gorge doucement. «Je ne veux pas en parler.»

Souleymane aussi a ses souvenirs coupants, ceux de Libye, quand il ramassait des dattes dans une palmeraie où les balles tombaient davantage que la pluie. Ahmadullah, lui, ne peut oublier l’asphyxie qui s’est emparée de ses poumons, quand il était dans le camion entre la Grèce et l’Italie. Et Mamadou, terrorisé par la vue de la mer depuis qu’il a passé trois jours dans un zodiac à se demander à quel moment il chavirerait dans les vagues. Mamadou voyait la mer pour la première fois. Il ne savait pas nager.

A l’arrivée en France, pour mériter sa place en foyer, il faut tout raconter devant nous. C’est la procédure. Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs. En moins de deux heures, s’il vous plaît. On manque de temps, et ça se bouscule au portillon. Les entretiens ont lieu dans un tout petit bureau. Avec le jeune, un collègue, parfois un interprète. Une horloge qui fait tic-tac comme dans les maisons de nos grands-parents. Pendant une heure ou deux, ce bureau est une bulle. La personne qui est en face de nous répond à toutes nos questions. Sur sa famille, sur sa vie quotidienne, sur les difficultés qui l’ont amenée à quitter son pays – la Guinée, l’Algérie, l’Afghanistan, le Mali, le Congo, l’Albanie, le Cameroun ou un autre.

Dans cette bulle, il y a beaucoup de stress, de larmes, de rires parfois. Entretien avec Alpha. Comme pour tout le monde, on l’a prévenu au début: «Essaie de répondre précisément aux questions, s’il te plaît, ça nous aidera pour la rédaction de tes déclarations.» Le Sahara? Cinq jours, en 4×4 avec les passeurs touaregs. La Libye? Dix jours dans un ghetto, en attendant le feu vert du passeur. La Méditerranée? Deux jours en zodiac, puis quelques heures sur le bateau des garde-côtes italiens venus en sauvetage. L’Italie? Quinze jours, dans un foyer d’accueil pour migrants. OK, c’est noté. Puis une question nous revient:
Mais au fait, il est où ton ami qui faisait le voyage avec toi?

Il y a deux personnes qui se sont noyées durant la traversée. L’une des deux c’était lui.

– …
– …
– … Désolés. Pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant? Tu n’avais pas envie d’en parler?
Non, c’est pas ça. Vous m’avez dit de répondre à vos questions, non?
– Oui.
– Vous ne m’avez pas posé cette question.

D’une phrase, Alpha pointe les dangers vicieux qui guettent notre manière de travailler: la routine et la précipitation. Deux entretiens d’une heure et demie en moyenne, pour nous. Une à deux journées pour rendre au département le rapport. Parfois, sur une phrase d’un ton sec, sur un souffle d’agacement, sur des yeux qui montent au ciel face à un jeune qui peine à raconter son histoire de manière cohérente, je prends peur. Qu’est-on en train de faire?

* Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle établissait les dossiers permettant à l’autorité compétente de se prononcer sur l’octroi – ou non – du statut de «mineur isolé étranger» (MIE). Elle prépare actuellement un livre à paraître aux éditions La Découverte. Retrouvez sa chronique chaque mercredi jusqu’au 24 août, rozennlb@gmail.com

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Au bureau des exilé-e-s

mercredi 6 juillet 2016
Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle...

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