Chroniques

Une crise pour la gauche

UN MONDE À GAGNER

Eussé-je été britannique que j’aurais voté, jeudi dernier, avec fermeté, mais sans conviction, pour rester membre de l’Union européenne (UE).
Je dis «sans conviction» car qui aujourd’hui, à gauche, pourrait se féliciter de l’existence de ce machin antidémocratique et libéral? L’UE remplit la fonction que ses pères fondateurs (tous des hommes) lui ont donné: approfondir sans cesse le fonctionnement du libre-échange entre ses membres en l’isolant des pressions démocratiques. Certes, l’UE   permis, sous la poussée du mouvement syndical notamment, certaines harmonisations sociales. Mais appuyant généralement le capital, elle a contribué à détruire les protections sociales et les avancées syndicales obtenues au niveau national. Les traités européens ont aussi limité gravement les marges de manœuvre, notamment budgétaires, des gouvernements nationaux. Cependant, l’UE est d’abord le produit des gouvernements qui la composent. Ce sont les Etats qui négocient et signent les traités. Les «technocrates de Bruxelles» ont reçu carte blanche des gouvernements conservateurs et néolibéraux (y compris ceux de centre-gauche) des différents pays membres pour mener la politique du marché.

Et le «déficit démocratique» tant décrié de l’UE est d’abord le résultat du déficit démocratique des différents Etats qui la composent. Est-ce l’UE ou le gouvernement conservateur allemand qui a imposé des plans d’austérité à la Grèce l’an dernier? Un rapport de force plus favorable à la gauche permettrait de changer, en partie, cette orientation de l’UE. Un repli nationaliste (même camouflé sous les oripeaux de la démocratie et de la souveraineté nationale) ne serait aucunement favorable aux travailleuses et travailleurs.

Tel est, je crois, aussi l’analyse de Jeremy Corbin, le leader du parti travailliste britannique – et la meilleure chose qui soit arrivée à la gauche travailliste depuis Aneurin Bevan (ou Tony Benn). Sa campagne pour le camp du «maintien» n’a nullement cherché à cacher les problèmes posés par l’UE à la gauche, tout en n’étant pas dupe du fait que la quasi-totalité des anti-UE provenaient de la droite conservatrice ou de l’extrême-droite, et qu’ils ont mené une campagne extrêmement violente contre les migrant-e-s, culminant dans l’assassinat fasciste de la députée travailliste Jo Cox.

Bien que près de deux tiers des électeurs travaillistes aient voté pour le maintien, c’est la sortie – le fameux «Brexit» – qui l’a emporté, soutenue par la totalité des électeurs du parti d’extrême-droite UKIP et plus de la moitié des conservateurs. Avec l’extrême-droite raffermie, le parti conservateur profondément divisé, une économie au bord de l’abîme, une immense crise politique s’est ouverte en Grande-Bretagne, et en Europe. Elle n’est pas prête de se refermer.

Tel est le moment que l’appareil du Parti travailliste a choisi pour saborder le parti, espérant entraîner dans sa chute indigne tout espoir de mener une politique alternative. Un coup visant à faire démissionner Corbyn de sa position de leader du parti se déroule au moment où j’écris. Déjà, la quasi-totalité du cabinet fantôme a démissionné, espérant ainsi forcer la main de celui qui a été élu, il y a moins d’une année, par une écrasante majorité de membres du parti. L’appareil du parti (composé quasi-exclusivement de députés, en fait) reproche à Corbyn d’avoir rendu le parti «inéligible» et d’avoir apporté un soutien trop mou à la campagne du «maintien». Mais ces arguments de circonstances masquent mal une autre réalité. Le Parti travailliste, sous Corbyn, pourrait au contraire remporter des élections législatives anticipées. Et c’est la perspective d’une victoire, avec à sa tête un leader ouvertement socialiste, que l’appareil du parti ne tolère pas.

Déjà, les putschistes obtiennent le soutien de la quasi-totalité de la droite et des médias qui les encouragent à se débarrasser de Corbyn – tout ça pour le bien du Parti travailliste lui-même! Un signe qui ne trompe pas est que le Financial Times, porte-parole du capital financier, choisit de consacrer son éditorial du mardi 28 juin – soit quatre jours à peine après la crise, et alors qu’il y a d’autres chats à fouetter! – pour soutenir le coup de la droite contre Corbyn.

Mais, même s’il devait être poussé à la démission, Corbyn – et le courant qu’il représente – peut encore compter sur le soutien des syndicats (membres organiques et gros donateurs du Parti travailliste) et de la majorité des membres du parti. Une bataille vient de s’engager pour l’âme, et la survie même du Parti travailliste comme force de gauche. Une illusion dangereuse consisterait à croire qu’elle ne concerne que les Britanniques!

* Chercheur et militant.

Opinions Chroniques Romain Felli

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