Lire, écrire, marcher
Au début de l’année 2008, lorsque j’ai quitté le Conseil national, à ceux qui m’interrogeaient sur mes projets, j’ai modestement décliné un programme en trois points: lire, écrire, marcher. Pour certains élus, ne plus être député, sortir de la respectabilité institutionnelle, perdre le privilège de tutoyer les conseillères et conseillers fédéraux, ne plus pouvoir voyager en première classe, s’estomper du paysage médiatique, tout cela s’appréhende avec anxiété, d’où leur empressement à afficher un ou deux conseils d’administration et quelques mandats honorifiques. Par comparaison, «lire, écrire, marcher», c’est méchamment minimaliste. Ça vous a un côté pépère et égoïste assez désagréable. En réalité, c’est un projet impossible à réaliser, parce que la vie n’est jamais pépère et qu’elle nous sollicite inlassablement.
Marcher, oui, mais d’un coin à l’autre du pays. Merci les ingénieurs visionnaires qui ont eu l’audace d’accrocher des chemins de fer aux pentes les plus abruptes du pays. En conjuguant le rail, le câble et la poste, de viaduc en crémaillère, de ponton en pylône, de route forestière en sentier caillouteux, je vais mon chemin, bardée de livres et de revues. Aujourd’hui, (faut-il le déplorer?) la nouvelle tendance consiste à s’enfiler sous terre. Certes, l’œuvre titanesque du Gothard m’inspire du respect et me remplit d’émotion, surtout quand j’entends les hommes qui ont péniblement gratté la roche raconter leur vie de taupe, deux kilomètres sous le couvercle des Alpes. Mais douze milliards de francs et dix-sept ans de travail pour gagner une demi-heure de trajet? C’est fou le temps qu’on perd à vouloir en gagner! Pourvu qu’on me laisse encore égrainer quelques précieuses minutes, commodément installée dans le tortillard qui parcourt vaillamment la voie d’en haut.
Se lancer par monts et vaux dans des périples solitaires, c’est un projet qui grouille de vie, de gens, de lumières, de mouvements et de couleurs. Tenez! voici une escouade de cinq canetons qui dérive sur le lac frisé par la bise. L’instant d’avant, vue du chemin que je longe, l’eau était si sombre et compacte que je l’ai crue morte: il m’a fallu la fixer attentivement pour constater qu’elle respirait encore. Dans le train, j’attrape au vol le regard d’amour qu’un homme, qui me fait face, porte sur sa femme assise à mon côté. Elle semble ne pas le remarquer, absorbée à contempler le paysage. C’est une tendresse muette, qui s’exprime innocemment, dans un complet oubli de soi, dont je suis le seul et furtif témoin. Plus loin, je me régale de la poursuite de deux papillons blancs. Par moments, ils semblent se confondre, collés l’un à l’autre, puis ils reprennent leur vol saccadé, en ligne brisée, côte à côte, dos à dos. Ou encore, à la gare de Bex, je suis des yeux une femme noire qui sort d’un magasin d’alimentation. Elle marche à la mode africaine, fière et droite, son sac à commissions en équilibre sur la tête. La particularité c’est que ce sac est rouge à croix blanche: collision de deux cultures et de diverses appartenances…
Ainsi mes escapades m’amènent en permanence à composer avec une foule de passagers clandestins: les voyageurs du train, les personnages de mes lectures, surgissant de la page pour s’incruster, l’espace d’un instant, entre réflexion et rêverie; parfois, ce sont des amis perdus de vue, des proches défunts; trop souvent, des tâches inaccomplies, des inquiétudes, que je trimballe, lestées de ruminations moroses. C’est ainsi que l’existence se complique et se construit, par immersion dans l’épaisseur du quotidien, à travers le fourmillement des signaux, dont je suis le témoin involontaire et néanmoins attentif. Ça va du bonheur surpris au mépris affiché, de l’impatience à l’abandon de soi, du regard qui vous colle une identité à l’indifférence lasse, de la connivence implicite au sourire ineffable de cette femme, en face de moi, lisant un SMS sur son téléphone portable. Tout ce qui me distrait, tout ce qui m’entrave dans mon désir de me consacrer à la lecture et à la contemplation, constitue l’architecture de l’environnement naturel et humain dans lequel j’évolue. C’est comme un appel que m’adressent tous ces passagers clandestins, même au-delà de la mort, pour que je reste attentive à leur présence. Alors la fatigue d’être soi se dissout dans l’empathie.
Il y a des voyageurs qui ne voient rien des pays qu’ils traversent, parce qu’ils les mettent en image avant de les avoir éprouvés physiquement. Or vivre, ce n’est pas se laisser porter distraitement par le théâtre de la vie. C’est monter sur scène. C’est s’acharner à défoncer les murs par lesquels les êtres se protègent du tourment d’être présents au monde. D’une certaine manière, «lire, écrire, marcher» comporte une infime parcelle de cette colossale ambition.
* Ancienne conseillère nationale.