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Les graves périls qui nous menacent: la mendicité et la burqa!

Transitions

A notre époque de tous les dangers, de crimes de guerre ou de crime de sang; à l’heure où le bon peuple (celui qui ne s’est pas encore résolu à fermer définitivement les yeux) assiste, pétrifié, à la destruction systématique de la ville d’Alep et à l’élimination impitoyable de ses habitants; à l’heure où des psychopathes patentés ont pris le pouvoir ou tentent de s’en emparer, comme Donald Trump aux Etats-Unis, ou l’effroyable Duterte aux Philippines, qui, cyniquement, se vante d’avoir abattu de sa main plus de trois mille toxicomanes et prétendus dealers; à l’heure où des xénophobes pris de furie dévastatrice boutent le feu à des centres d’accueil pour requérants d’asile; ou même, à l’heure où un autre psychopathe solitaire tente d’expliquer son effroyable crime devant ses juges; qu’est-ce qui sème l’effroi dans nos parlements? Les mendiants Roms et les (rares) femmes emballées dans un voile intégral! Quel pitoyable renversement des priorités!

Mis en perspective, les votes récents du Conseil national et du Grand Conseil vaudois en faveur de l’interdiction de ces deux … «fléaux» – est-ce le mot? Dangers? Incongruités? Incivilités? semblent totalement décalés, grotesques! Pourtant, par un effort louable de réflexion, je rentre en moi-même et je m’interroge. Oui, je suis mal à l’aise face à un mendiant. Parce que je n’ai pas la monnaie dans ma poche, parce que je suis pressée, parce que je me persuade que l’aumône n’est pas la solution, parce que je suis incapable d’autre chose que de balbutier un salut inaudible à leur bonjour souriant. Et lorsque je rencontre une femme entièrement voilée, je la considère avec un mélange de curiosité et de désolation: j’aurais envie de la prendre dans mes bras et de lui murmurer à l’oreille: «laisse tomber tout ce qui t’encombre!». Ça me rappelle les hivers de bise qui nous glaçaient sur le chemin de l’école, quand il nous était interdit de porter des pantalons, ou ma vieille tante qui partait faire les foins en longue jupe, tablier, pullover noir à longues manches et foulard tombant sur le front. De là à faire disparaître de
ma vue ce qui me gêne, me dérange, me choque ou me culpabilise, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Serait-ce un effet de notre petitesse (d’esprit, de perspectives) que de désigner des ennemis à notre portée, des pauvres, des opprimés, ceux qui, précisément, sont dans l’incapacité de nous nuire réellement? Quelque part, les mendiants ou les migrants sont le miroir impudique de notre société injuste, inégalitaire, vide de sens et désenchantée. Sommes-nous dans une insécurité intérieure telle que tout ce qui s’écarte de notre train-train quotidien suscite en nous des réactions de rejet, de répulsion, comme l’araignée noire que j’écrase d’un pied tremblant quand elle s’aventure sur mon parquet ciré? Est-ce une affaire de culture, d’une culture qui veut imposer sa suprématie? En France, qui ne fait pas mieux que nous en matière de burqa et de burkini, on se souvient qu’en Algérie des colons avaient organisé des manifestations de «dévoilement public» au cours desquelles des musulmanes jetaient leur haïk à la foule. Par la suite, cependant, le «revoilement» avait donné un signal fort de résistance…

Les élu-e-s qui votent ces interdictions sont probablement conscients qu’elles risquent de ne servir à rien. A Genève, à Lausanne, les amendes s’accumulent, impayées, et le nombre de mendiants ne diminue pas. Ce faisant, ils aggravent leur cas: à la limite, peu leur importe l’inefficacité, leur but étant idéologique, politique, moral. Peut-être même que l’essentiel à leurs yeux est d’établir une criminalité de principe et de renvoyer à leur invisibilité, voire à leur illégalité les sans papiers, les sans toit, les marginaux, les étrangers, les toxicomanes, les femmes, musulmanes ou Roms, bref, les non-conformes. Dans ce sens, réprimer, poursuivre ou amender les opprimés, ajouter l’humiliation à la misère, ne peut que porter atteinte à nos valeurs. Que cela se fasse au nom d’un hypocrite combat contre l’obscurantisme islamiste ou contre d’hypothétiques mafias ne change rien au fait que ce combat contre l’asservissement risque de générer une oppression plus lourde encore: l’obligation de recourir à la prostitution pour les uns, celle de rester cloîtrées dans l’espace privé pour les autres. La tutelle de l’Etat et de sa police vaut-elle mieux que celle du mari ou du chef de famille? De plus, cette volonté de sévir pourrait se retourner contre nous. L’émancipation décrétée par la coercition est finalement de nature à générer un intégrisme plus menaçant qu’un morceau de tissu ou une main tendue. Le fait demeure qu’il sera désormais interdit de mendier ou de se voiler le visage. Il reste cependant permis, symboliquement, de se voiler la face. De honte ou de chagrin.

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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