Faire sens ou faire signe: mais de quoi parle-t-on?
Faire éclater des bombes ou refuser de serrer la main relèveraient tous deux de la volonté de repousser l’autre parce qu’on ne pourrait plus le sentir. Comportements individuels et prescriptions collectives sont amalgamés – comme le sont dans l’article de Guy Poitry la haine destructrice de l’autre et l’appartenance à la religion musulmane. Nous voilà plus que jamais dans l’impossibilité de gérer nos différences. Plus aucune chance pour le «vivre ensemble», en effet, si chacun peut produire ses propres signes et le sens qu’il leur attribue! Mais il s’agit d’une confusion, elle-même produite par notre vision occidentale centrée sur l’individu, valeur suprême, qui nous fait perdre de vue la nécessité des collectifs d’appartenance.
Ces collectifs d’appartenance, religieux ou non, représentent pour les individus des niveaux intermédiaires de socialisation. C’est par définition dans un groupe qu’on apprend comment entrer en relation avec d’autres. C’est par définition un groupe qui détermine les formes d’interaction entre individus (codes de politesse, manifestations d’hostilité, signes de réconciliation après un conflit…) dans une construction culturelle permanente, elle-même en relation avec un contexte
(cf. la modification des formes de politesse en contexte Ebola par exemple, avec interdiction absolue du toucher pour éviter la contamination).
Toute aire culturelle comprend toujours plusieurs sous-groupes qui utilisent des codes différents et doivent trouver comment coexister. Chez nous, les codes d’interaction des jeunes comportent l’usage entre eux d’un vocabulaire parfaitement banal pour eux mais qui a des connotations profondément agressives et irrespectueuses s’ils sont adressés à un adulte («putain de merde», «fait chier» et autres «connasses»).
L’établissement scolaire qui autorise un comportement individuel déviant parce qu’il se prétend fondé sur des convictions religieuses fait donc complètement fausse route. La valeur «individu» qui nous est si chère a entraîné l’impossibilité de distinguer le défi, la révolte de deux ados contre la société des adultes. Alors que l’école défend la valeur du respect de l’autre et de ses formes, telles que codifiées dans notre aire culturelle et notre époque (se serrer la main quand on se salue), comment s’y retrouver?
Seul moyen: faire exister en face de l’institution scolaire (instance collective) un niveau de même nature, collectif lui aussi – et non court-circuiter ce niveau au profit des individus! L’école aurait alors à rencontrer les responsables du collectif auquel se réfèrent les deux élèves (responsables religieux et parents), afin de clarifier les enjeux: la valeur recherchée est celle du respect de l’autre, les formes que prend ce respect (signes de politesse) sont propres à chaque groupe culturel.
Alors il devient possible de négocier: quel compromis acceptable trouver pour les groupes en présence, qui tienne compte à la fois des formes de politesse exigées à l’école, et des prescriptions religieuses en vigueur dans tel ou tel groupe d’appartenance? Mais on négocie de groupe à groupe, entre collectifs! Ce sont ensuite les collectifs concernés qui vont contraindre les individus à se comporter selon le compromis trouvé. Plus de confusion possible entre révolte adolescente et prescriptions religieuses. Plus d’amalgame entre musulmans et terroristes – l’Etat islamique, il faut le rappeler, n’est précisément pas un Etat et n’a aucune légitimité collective, pas plus que n’importe quel groupe terroriste. Négocier des compromis de groupe à groupe: ainsi se construit l’intégration des différences. Aussi bien dans le cadre scolaire (exemption de la piscine pour les filles, menus halal à la cantine, etc.) que dans le cadre socioculturel global (carrés confessionnels dans les cimetières, abattage rituel, signes visibles d’appartenance, etc.).
Du même coup, on construit ainsi la diversité, la laïcité, et la citoyenneté. Et non plus des individus livrés à l’état d’électrons libres qu’on prétendrait respecter! Le respect de l’autre veut qu’on se salue. A l’école, la forme de politesse donnée à ce respect passe par le fait de se serrer la main. Certains groupes d’appartenance, plutôt que le contact physique, prescrivent l’inclinaison de la tête ou du buste accompagnée de la main droite sur le cœur. Au Burkina Faso, on enseigne aux enfants à se croiser les bras en s’inclinant afin de ne pas incommoder les étrangers avec des contacts physiques qu’ils redoutent souvent pour des raisons d’hygiène. Ici comme ailleurs, l’important est le respect de l’autre. Dis-moi quelle forme il prend dans ton groupe d’appartenance, et je saurai ainsi qui tu es. Moi, je continuerai à serrer la main à ceux qui me la tendent, et je répondrai avec respect aux salutations des autres.
* Psychothérapeute, Genève.