Une histoire d’inégalités
En 2012, quatre femmes à la recherche d’un emploi sur dix recevaient une indemnité de chômage, contre cinq hommes sur dix1 value="1">OFS, Femmes et chômage: des écarts persistants avec le taux de chômage des hommes, août 2012.. Les femmes ont moins accès aux prestations de l’assurance-chômage, alors que leur taux de chômage est systématiquement plus élevé que celui des hommes. Cette réalité reflète les inégalités du marché du travail et de la plus forte précarité de l’emploi féminin. Pour comprendre l’accès inégal à l’assurance-chômage, il faut s’intéresser à la genèse de ce dispositif de la sécurité sociale. Un détour historique montre comment l’assurance-chômage s’est construite pour venir en aide aux hommes suisses, contribuant à stratifier le marché du travail en offrant une moindre (ou aucune) protection aux salariées2 value="2">Carola Togni, Le genre du chômage. Assurance chômage et division sexuée du travail en Suisse (1924-1982), Lausanne, Ed. Antipodes, 2015..
Au début du XXe siècle, les salariées avaient difficilement accès aux caisses de chômage, le plus souvent gérées par des syndicats faiblement implantés dans des secteurs d’emploi féminin ou peu enclins à s’engager en faveur des salariées. Lors de l’adoption de la première loi fédérale d’assurance-chômage en 1924, un consensus se dessine entre représentants patronaux, syndicats et parlementaires, de gauche et droite confondus autour de la nécessité de garantir avant tout le revenu du «chef de famille». Il s’agit de protéger l’homme marié et sa place de principal pourvoyeur du foyer, préservant le modèle familial traditionnel. L’homme marié reçoit ainsi des prestations plus élevées que les célibataires, alors que la femme mariée est la catégorie la plus fortement pénalisée au niveau prestations, voire carrément exclue. Les critères d’accès aux prestations, basés sur la norme de l’emploi régulier et à plein temps, pénalisent les femmes qui ont des parcours discontinus. Ces parcours s’expliquent par les charges familiales qui pèsent sur les femmes et par une plus forte précarité de l’emploi féminin.
En 1919, le Conseil fédéral justifie ainsi l’exigence d’une certaine régularité: «Comme il y a danger que des personnes, principalement des femmes qui ont travaillé dans l’industrie des munitions et dont l’occupation a pris fin, profitent de l’occasion pour se faire assister pendant longtemps pour le motif qu’elles ne trouvent pas de travail, une disposition a été insérée d’après laquelle le chômeur doit faire preuve qu’il a exercé régulièrement une activité lui rapportant un gain3 value="3">Message du Conseil fédéral sur l’assistance chômage, 27 mai 1919, Feuille fédérale, p. 538..» Pas question d’offrir des indemnités de chômage aux ouvrières engagées dans l’industrie d’armement et licenciées à la fin de la guerre! L’exclusion des aides en cas de chômage signifie à ces femmes qu’elles n’ont pas un droit à rester sur le marché du travail, renforçant le caractère contingent de l’emploi féminin. Et contribuant à maintenir des salariés, et surtout des salariées, dans une situation de grande précarité et vulnérabilité.
La Loi fédérale sur l’assurance-chômage obligatoire et l’indemnité en cas d’insolvabilité (LACI) de 1982 continue à reposer sur la norme masculine de l’emploi régulier et à plein temps. Elle assouplit toutefois certains critères, en réponse aux revendications féministes et à la féminisation du salariat. La LACI de 1982 promeut un nouveau modèle d’activité féminine à temps partiel, avec de brèves interruptions. Ce modèle permet de combiner une injonction nouvelle à l’emploi pour les épouses et mères, combinée avec le maintien de l’assignation des femmes au travail domestique et au soin des enfants. Les salariées qui se conforment au nouveau modèle d’emploi féminin (défini comme «atypique»; la norme reste celle de l’emploi régulier et à plein temps) voient leur protection en cas de chômage améliorée. Au contraire, celles qui sont occupées à un taux de travail inférieur à 50%, ou qui interrompent leur emploi pour des périodes supérieures aux dix-huit mois prévus par la loi restent exclues de l’indemnisation.
Aujourd’hui, l’exigence de régularité est maintenue, voire renforcée. Depuis 2003, ce ne sont plus six mais douze mois de cotisations qui sont nécessaires pour ouvrir un droit aux indemnités. Ces critères d’accès pénalisent particulièrement les mères, concernées par les emplois à temps partiel et les parcours professionnels discontinus. Les salarié-e-s qui gagnent moins de 500 francs par mois sont toujours exclu-e-s des prestations. D’après l’Enquête suisse sur la population active (ESPA) de 2008, cette situation concerne 106 000 personnes, dont 78 000 femmes, soit 5% des salariées enregistrées.
Le mode de calcul des prestations de l’assurance-chômage participe également à (re)produire les inégalités au sein du salariat. L’indemnité de chômage est toujours calculée en pourcentage du gain assuré, ce qui maintient les inégalités salariales, notamment entre femmes et hommes. Les temps partiels et bas salaires, majoritairement féminins, subissent le plus fortement les réductions de revenu en cas de chômage (20% inférieur au gain assuré pour les bas salaires). L’introduction d’une indemnité minimale n’est proposée que par les militantes féministes et n’a jamais rencontré de réel écho au parlement.
Notes
*Professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé, Lausanne. Paru dans Services publics n°4, 26/02/2016, www.ssp-vpod.ch