Rendre la santé publique
La question de la planification des soins de santé et en particulier de l’offre médicale est loin d’être aisée dans un pays où règne l’idéal d’une médecine libérale au sens fort, c’est-à-dire aux seules mains de la corporation médicale. Plusieurs objets politiques cristallisent des tensions entre une prétendue volonté de maîtriser les coûts et la défense d’une médecine de qualité: la caisse unique et publique, la suppression de l’obligation pour les caisses de contracter avec tou-te-s les médecins reconnu-e-s par la Fédération des médecins helvétiques (FMH), ou encore, comme il en sera question ici, la «clause du besoin», cette disposition de la LAMal permettant de limiter l’installation en cabinet privé des médecins «étrangers», c’est-à-dire détenant des titres obtenus dans l’Union européenne.
Le besoin de qui? Quand la clause du besoin a été actionnée pour la première fois par Ruth Dreifuss en 2002, puis prolongée jusqu’au début 2012, pour être relancée par Berset en 2013, elle a déclenché une vague d’exaspération dans le corps médical salarié et hospitalier. Il faut cependant relever le bon côté de cette politique: les médecins en formation et les chef-fe-s de clinique ont enfin obtenu d’être soumis à la loi fédérale sur le travail (LTr) en 2005, et ont ainsi pu revendiquer une amélioration de leurs conditions. Une limitation de leurs heures de travail hebdomadaires, alors évaluées à une moyenne de 80 heures par semaine, a notamment été fixée à 50 heures par semaine, l’extension maximale de la LTr octroyée par ordonnance du SECO.
Suite à l’activation de la clause du besoin, l’Association suisse des médecins-assistant-e-s et chef-fe-s de clinique (ASMAC) a largement rappelé qu’aucun fait ne soutenait sa rationalité. Le lien entre l’augmentation de l’offre et le volume de prestations de soins n’a en effet pas pu être sérieusement démontré, ni surtout celui entre l’ouverture des cabinets et l’augmentation des coûts.
Par contre, sont dénoncés les effets de cette mesure, bien plus tangibles, sur les conditions de travail des médecins, contraint-e-s de rester salarié-e-s dans les institutions, avec des conditions de travail certes améliorées mais encore loin d’être satisfaisantes, comme le monte une enquête de l’ASMAC publiée en 2014, et ce pour une durée bien plus longue que précédemment.
Un compromis sous menace. Rappelons que les universités suisses ne forment pas assez de médecins et que notre système tourne grâce à une forte proportion de médecins de l’UE, c’est-à-dire environ un quart de tout le corps médical et plus d’un tiers dans les hôpitaux.
La clause concerne donc bien l’ensemble du système. L’ASMAC et la FMH ont fini en 2015 par se rallier au compromis du dernier projet de révision pérennisant une clause du besoin pour les médecins étrangères-ers qui les contraint à travailler trois ans dans des institutions suisses avant de demander leur installation en cabinet. Toutefois, aucune de ces organisations n’a reconnu les liens entre les coûts et l’offre médicale, et toutes deux ne sont entrées en matière que comme compromis permettant le maintien de l’obligation de contracter des caisses avec tou-te-s les médecins. Et au contraire de Berset et du PS, elles mettent en avant l’intérêt des patient-e-s et une mesure qui contribue à garantir la qualité des soins.
Vous avez dit «publique»? Si l’activation de la clause a été le fait de socialistes dans un gouvernement de droite, les forces de gauche se sont largement méfiées de cette mesure. Elle valide en effet une vision libérale de la médecine et de l’organisation du système de santé. Celui-ci serait à contrôler non par les besoins de la population, un souci de qualité et des choix démocratiques, mais par une peur de l’étrangère-er et un calcul économiciste des «coûts», une stratégie comptable du moins d’Etat pour plus de profits dans le privé.
Suite au refus du Conseil national de pérenniser cette clause au-delà de juin 2016, le PS, notamment vaudois, a voulu dramatiser la situation en faisant de la clause du besoin une mesure de gauche et en invoquant des conséquences «directes» sur le libre choix des médecins et les primes d’assurance.
Il s’agit bien pour la gauche de démocratiser la santé en reprenant la main sur l’organisation des soins. Mais cela ne saurait passer par la validation de l’idée que les soins sont un coût et non un investissement, et surtout que leurs coûts ne sont pas des investissements publics bienvenus, qui profitent à chacun-e. La réaction du PS et les arguments de ce débat méritent une analyse plus approfondie. Nous y reviendrons.
* Membre ASMAC et FMH. ?Paru dans Pages de gauche n°? 152, février 2016, www.pagesdegauche.ch