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L’art mis aux enchères

CULTURE • Art Basel illustre parfaitement comment le marché remet en question «l’hypocrisie collective» du milieu de l’art.
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En 2007, l’artiste britannique Damien Hirst suscitait une nouvelle fois la controverse avec une réplique d’un crâne humain incrustée de diamants. La pièce intitulée «For the Love of God» était en vente pour le prix de 50 millions de livres, les coûts de réalisation se montant à 14 millions. Personne n’a voulu l’acheter. Et c’est justement pour cela que Hirst a eu du succès. Il a proposé une contre-valeur à l’acheteur et a ainsi délibérément enlevé toute sa magie à l’art.

Les garagistes calculent le matériel utilisé et les heures de travail. L’art échappe en revanche à ces critères profanes. Du travail se cache derrière chaque œuvre, mais il ne joue aucun rôle pour évaluer la valeur du produit fini.

Franz Schultheis, sociologue à l’Université de Saint-Gall, s’est penché sur la magie de l’art et sur sa démystification. En regard des conclusions de son groupe de recherche, l’affaire Hirst n’est qu’une anecdote. Le marché explose depuis deux bonnes décennies et menace les «institutions traditionnelles», relève le chercheur. Collectionneurs, marchands, exposants et intermédiaires ont jusqu’ici garanti l’«effet charismatique» de l’art, en s’accordant pour ne pas le considérer publiquement comme une marchandise.

Les sociologues ont pu constater à quel point les choses étaient devenues difficiles après avoir mené pendant trois ans une recherche de terrain à la foire Art Basel, où le «caractère mercantile de l’art» s’exprime aujourd’hui de manière particulièrement manifeste. Ils ont observé le paradoxe fondamental qui caractérise ce secteur depuis qu’un groupe d’artistes autour d’Edouard Manet a émis, à la fin du XIXe siècle, l’idée selon laquelle l’art était une sphère en soi et se situait au-dessus de toutes les lois économiques et sociales.

A Art Basel, le capital montre son vrai visage: bars à champagne, événements financés par des sponsors, volonté de faire du chiffre. Les chercheurs ont décrit tout le battage autour de cette foire de l’art avec la même rigueur ethnographique que son règlement intérieur. Les VIPs sont classés et traités en fonction de leur poids social et économique, les meilleurs emplacements vont aux galeries qui ont les plus gros moyens. Et l’art lui-même est soumis à un calcul: ce que l’on voit le plus est aussi ce qui se vend le mieux.

Une économie de l’art existe depuis longtemps. Selon Franz Schultheis, il était cependant plus facile autrefois de maintenir cette «hypocrisie collective» et de cacher, sous le couvert de la passion de l’art, les liens étroits entretenus avec le capital. A Bâle, les affaires se font au contraire au grand jour. Et lorsque les sociologues interrogent les acteurs impliqués, un énorme malaise s’exprime. Celui des galeristes qui sont supplantés par les maisons de ventes aux enchères, celui des collectionneurs qui voient avec suspicion de nouveaux clients contester leur statut et enfin celui des artistes qui refusent de participer à l’événement parce qu’il «n’a rien à voir avec l’art».

La foire a bien sûr beaucoup à voir avec l’art, mais rien avec les conventions sociales exclusives sur la base desquelles les acteurs définissaient autrefois la valeur de l’art. Tout cela est menacé par ce marché qui remet en question les règles en vigueur jusqu’ici. Là où l’exclusivité était reine, il impose l’ouverture et, comme tout marché, n’accorde plus de valeur qu’à la puissance économique. Ce «basculement des rapport de force» mobilise les potentiels perdants contre les grandes galeries, les nouveaux riches et la commercialisation.

Il s’agit là de conflits profonds que les sociologues analysent au moyen des théories de Pierre Bourdieu. Derrière ces différends au nom de l’amour de l’art se cache aussi une compétition des classes dominantes. Ce qui est en jeu, c’est le capital symbolique que rapporte l’art. Il peut embellir les murs et légitimer la position sociale de ses détenteurs.

L’art est si précieux parce qu’il ennoblit ceux qui en sont amateurs, fait valoir Franz Schultheis. Et cela plus que n’importe quelle autre marchandise. C’est pourquoi il n’est guère possible que le marché détruise sa magie. La question est plutôt de savoir qui en profitera.

* Historien et journaliste culturel au quotidien Der Bund à Berne. Paru dans Horizons n° 107, déc. 2015, FNS, www.snf.ch/fr/

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