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Trop riches, trop pauvres

PAUVRETÉ • Pierre Aguet, revenant sur une récente publication de la Cotmec, rappelle l’urgence de «rendre aux plus démunis les moyens de leur autonomie» dans un contexte de pauvreté mondialisée.

Sous le titre Trop riches, trop pauvres, quelques animateurs de la Cotmec, la commission Tiers-Monde de l’Eglise catholique1 value="1">Association depuis 2014, la Cotmec ne dépend plus directement de l’Eglise catholique romaine, ndlr., ont actualisé les chiffres et les informations publiées en 1977 par Rudolf Strahm sous le titre Pourquoi sont-ils si pauvres?. La somme de ces informations donne le vertige, alignées comme je vais le faire ci-dessous. On ne peut que s’effrayer du glissement de ce monde de 2015 vers le néant, malgré les innombrables avertissements de tous ordres, donnés depuis longtemps, par les observateurs les plus avertis. La puissance, la capacité d’adaptation et de nuisance du capitalisme mondialisé accélère encore cette fuite en avant vers l’injustice, vers la paupérisation, vers la misère et vers l’effondrement de notre civilisation.

Que lit-on par exemple dans le premier chapitre consacré à l’alimentation? De plus en plus de terres cultivables servent à produire du fourrage pour le bétail et à fabriquer des carburants. Deux kg de maïs produisent un litre d’essence qui permet de rouler 15 km avec une voiture moyenne. Ces deux kg permettraient de préparer huit repas. Les agrocarburants entraînent des déforestations démentielles et une extraordinaire flambée des prix des denrées alimentaires. Une personne sur huit souffre de la faim dans le monde, dont les petits paysans qui représentent les deux-tiers des personnes sous-alimentées. Le gaspillage alimentaire est estimé de 6 à 11 kg par an dans les pays du Sud et de 95 à 115 kg/an dans les pays du Nord. La production de viande occupe près de 80% de la superficie agricole mondiale. C’est autant d’hectares qui ne sont pas directement disponibles pour le reste de l’alimentation humaine.

Parce que les agriculteurs qui utilisent les semences OGM n’ont plus le droit de garder des semis pour l’année suivante, ils s’endettent tellement qu’ils se suicident en très grand nombre, particulièrement en Inde. Les pays du Nord achètent ou louent des milliers d’hectares de terres cultivables aux gouvernements du Sud souvent corrompus, à 3 centimes l’hectare au Soudan, par exemple. En Suisse, ce chiffre passe de 500 à 1500 francs l’hectare… Les cultivateurs en sont chassés sans compensation. Les pêcheries industrielles fonctionnent comme des machines de guerre. Les ressources en poissons sont en voie d’épuisement.

L’eau n’est pas une ressource illimitée. La fonte des stocks de glace, la modification des régimes pluviométriques due au réchauffement climatique, la disparition des nappes phréatiques, la pollution des sources, la désertification, la dégradation des terres et les sécheresses touchent 1,5 milliard d’êtres humains, soit environ trois fois la population de l’Europe. Pour faire un kg de pain, comme pour faire un litre de jus d’orange, il faut 1000 litres d’eau. On ne sait pas que pour faire un jean en coton, il faut 8000 litres et pour faire un ordinateur, il en faut 30 000 litres.

Ce livre n’est vraiment pas réjouissant à lire. Il précise des chiffres et des notions que tous ceux qui s’intéressent à la macroéconomie connaissent plus ou moins. Mais c’est l’addition de tout cela qui donne le tournis.

Le deuxième chapitre traite du travail et précise d’emblée que, dans les pays du Nord, chômage, faibles rétributions, travail sur appel constituent l’une des causes principales de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Au Sud, le travail est aussi très peu rétribué. Le travail informel ne permet pas de gagner de quoi subsister. De 1900 à 2012, les travailleurs français de l’agriculture sont passé de 43 à 3% de la population active. Les services de 28 à 76%. L’industrie de 29 à 21%. Le taylorisme mis en pratique dès la fin du XIXe siècle a créé un fossé toujours plus grand entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Ils perdent en autonomie et en créativité. Mais ce phénomène a surtout une dimension financière: en France, entre 1980 et 2012, soit ces trente dernières années, la part du rendement des entreprises cotées en bourse qui va aux actionnaires est passée de 30 à 85%.

C’est tellement écœurant que j’arrête là mes citations. Les chapitres suivants sont tout aussi dramatiques. Ils traitent du logement et des transports, de l’éducation et de la santé, de l’économie qui passe avant l’humain, de la finance et du bien commun, des inégalités croissantes, des pauvres qui sont les premières victimes de la dégradation de l’environnement.

Dans les conclusions, notre collègue du comité (de la Fédération romande des socialistes chrétiens, ndlr), Edouard Dommen, intitule la partie qu’il signe: Tu ne déroberas point. Et il donne le mot de la fin: Il faut mettre en place des mouvements tout aussi structurels qui tournent dans le sens contraire, qui renvoient vers les démuni-e-s ce que le système aspire à leur dépens et qui leur rend en premier lieu les moyens de leur autonomie.

Notes[+]

* Vevey, VD.

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