L’immuable «complément féminin»
L’égalité entre femmes et hommes au travail est de nouveau à l’ordre du jour avec le projet du Conseil fédéral d’augmenter l’âge de la retraite des femmes pour «l’égaliser» avec celui des hommes. Dans cette conception de l’égalité, il ne s’agit pas d’une équivalence entre le masculin et le féminin, mais bien d’une égalité par rapport à un référent; et dans ce cas, le masculin est pris comme norme. Comme le dit la chanson de My Fair Lady: «Mais pourquoi les femmes ne peuvent pas être des hommes?»
C’est la manière dont les hommes entrent et vivent le travail qui constitue la norme. Le travail des femmes est considéré comme un «cas particulier»: c’est un travail d’appoint, pour lequel il faut faire des aménagements, afin que les femmes puissent mener de front travail professionnel et vie familiale. La situation des femmes est alors analysée sous l’angle de la catégorie biologique. Leur insertion professionnelle et leurs conditions de travail sont mises en relation avec leurs rôles dans la famille. C’est le rôle de mère de famille, vu comme «naturel», qui déterminerait une trajectoire professionnelle spécifique. La question de la conciliation entre carrière professionnelle et responsabilités familiales se trouve ainsi placée au centre de cette problématique. L’activité salariée des femmes est analysée en référence à leur vie familiale, ce qui n’est pas le cas pour les hommes.
Pour mieux comprendre cette centralité du travail masculin, il convient de faire un petit retour historique. En effet, le travail et cette centralité du masculin, tels que nous les connaissons, se structurent au XIXe siècle avec le développement de l’industrialisation.
Le travail productif se conçoit alors en coupure avec le travail reproductif (travail domestique et familial), assigné aux femmes uniquement. Le travail en usine est pensé, dans sa temporalité comme dans son organisation, en sous-tendant l’existence séparée du travail familial et domestique: travail à plein temps, sans interruption, usant les capacités physiques et mentales au maximum, puisqu’on peut se reposer arrivé à la maison.
Cette conception du travail repose cependant sur une vision très partielle de la réalité car, de fait, la grande majorité des femmes travaillent: elles sont ouvrières dans les usines de textiles, travaillent dans les mines de charbon, elles sont travailleuses agricoles, domestiques, couturières et lavandières… Le statut de femme au foyer qui se met en place ne concerne qu’une fraction des femmes, celles de la bourgeoisie et celles de la classe moyenne qui se développe avec l’industrialisation. C’est cependant ce modèle qui est instauré comme norme et comme un idéal que devrait atteindre toutes les classes sociales. Et cette idéologie permet justement de prendre le travail des hommes comme norme et celui des femmes comme cas particulier.
C’est la même logique qui prévaut en ce qui concerne la sécurité sociale et les systèmes de retraites (conçus pour un travail à plein temps, sans interruptions), comme en ce qui concerne les systèmes de protection de la santé au travail et la reconnaissance des risques professionnels. Et cela se vérifie aussi dans les structures de contre-pouvoir, comme les syndicats qui se constituent en premier lieu dans les secteurs professionnels avec une majorité d’hommes.
Si le travail domestique est largement invisible (il ne se voit que lorsqu’il n’est pas fait), le travail rémunéré des femmes et les risques liés à ce travail sont également peu reconnus. Comme le souligne Sylvie Schweitzer, spécialiste de l’histoire du travail des femmes: «Songe-t-on à se demander depuis quand les hommes travaillent? Non, bien sûr. Leurs tâches et métiers sont bel et bien pensés comme aussi vieux que le monde (…). Pour les femmes, il en va autrement. Leur travail est toujours présenté comme contingent, fortuit et récent. Le sens commun feint ainsi d’ignorer que les femmes ont été aussi paysannes, commerçantes, ouvrières, employées, infirmières, institutrices. Depuis toujours. Alors, pourquoi donc cette phase récurrente: ‘Depuis que les femmes travaillent…’? Est-ce parce que, quand il s’agit de l’histoire des femmes, domine l’amnésie?»
Cette amnésie et cette invisibilité sont d’autant plus fortes s’agissant des risques professionnels que peuvent rencontrer les femmes et leur reconnaissance par les systèmes d’assurance. Selon la pensée dominante, les femmes feraient un travail plus léger que les hommes, moins dangereux. De nombreuses femmes travaillent en effet dans des secteurs qui sont en quelque sorte des externalisations du travail domestique accompli gratuitement dans les maisons: crèches, cantines, nurseries, nettoyage, couture, soins aux personnes, etc. Le travail domestique rémunéré est conçu comme la simple extension du travail gratuit qui, «de façon naturelle», incomberait aux femmes. Comme nous le disait un responsable d’entreprise, «les femmes ont la qualité de la routine».
Cette vision de la division du travail permet de nier les risques de ce travail, tant en ce qui concerne les risques inhérents à tout travail domestique (payé ou non payé) qu’en ce qui concerne les risques spécifiques que le statut salarial introduit ou accroît. On oublie les poids à porter, les substances chimiques à manipuler, les risques de brûlures, les mouvements répétitifs, le travail de nuit…
Dans d’autres situations, aux Etats-Unis par exemple, les femmes parviennent, à partir des années 1970, à éliminer les obstacles légaux qui les empêchaient de pénétrer dans certains secteurs de l’industrie et commencent à travailler dans des secteurs traditionnellement masculins. Certaines entreprises, telles que Monsanto, Union Carbide, General Motors, mettent alors en place une politique de protection du fœtus, plutôt que d’éliminer pour tous les risques présents. Les femmes en âge de faire des enfants sont ainsi déplacées des postes impliquant des expositions à des substances telles que le plomb, le mercure, le benzène… (avec des baisses de salaire conséquentes) ou sont poussées à se faire stériliser, comme ce fut le cas dans l’usine American Cyanamid en 1979, où cinq ouvrières purent rester en place à cette condition.
Dans d’autres secteurs traditionnellement féminins, où des risques importants pour la santé et pour la reproduction sont constatés, aucune politique de prévention n’est mise en place. Citons, pour exemple, quelques professions féminines où les risques chimiques sont bien présents, sans pour autant que les personnes qui y travaillent soient surveillées: les coiffeuses manipulant les teintures; les femmes travaillant dans les ongleries avec le vernis permanent; celles qui, dans les pressings, sont soumises au perchlorate; les horlogères qui peignent les cadrans des montres avec de l’émail contenant du plomb et du cadmium; ou encore les ouvrières des usines de cosmétiques exposées aux perturbateurs endocriniens…
Si l’exposition aux risques est peu visible, la reconnaissance de leurs effets sur la santé en est d’autant plus difficile. Le stéréotype largement répandu que les hommes exerceraient les métiers les plus pénibles et dangereux, tandis que les femmes seraient moins exposées aux risques, a impacté la rédaction des tableaux de maladies professionnelles en mettant plus l’accent sur les risques en milieu industriel traditionnellement plus masculins que sur les métiers féminins. De plus, la mobilisation sociale a principalement été le fait d’organisations syndicales où les hommes sont mieux représentés que les femmes. Dès lors, les négociations pour inscrire certaines pathologies comme maladies professionnelles tendent à ne concerner qu’une majorité d’hommes.
De ce fait, comme l’explique Laurent Vogel, du centre d’études syndicales ETUI1>L’ETUI (European Trade Union Institute – Institut syndical européen) est le centre indépendant de recherche et de formation de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui regroupe elle-même les organisations syndicales d’Europe; www.etui.org/fr/L-ETUI, «dans les pays européens qui pratiquent des statistiques selon le genre, les femmes représentent moins de 25% des cas reconnus de maladies professionnelles. Or, les femmes sont tout autant susceptibles que les hommes d’atteinte à leur santé dans leur environnement professionnel.»
La non-reconnaissance des douleurs musculaires et tendinites en sont une bonne illustration. Ces troubles sont en constante augmentation dans tous les pays européens en lien avec les travaux répétitifs et l’augmentation des cadences. En Suisse cependant, les assurances, la SUVA en premier lieu, en admettent rarement les origines professionnelles, et d’autant moins pour les femmes, comme l’a montré Isabelle Probst, chercheuse en psychosociologie, «notamment à cause des caractéristiques des emplois qu’elles occupent: travail souvent à temps partiel, tâches considérées comme légères, dont les risques sont rarement étudiés».
Sous-déclarés aux assurances par les médecins de ville, qui s’intéressent rarement aux conditions de travail de leurs patientes, peu reconnus par les assurances comme maladies professionnelles, les problèmes de santé rencontrés par les travailleuses sont de fait peu étudiés et leur prévention négligée. De plus, leur coût est pris en charge par les victimes plutôt que par les employeurs. Pour les femmes, la reconnaissance des maladies professionnelles est une loterie où elles perdent toujours. En effet, reconnaître une maladie professionnelle ne signifie pas seulement octroyer des prestations d’assurance favorables à la personne concernée. C’est aussi reconnaître socialement le rôle du travail dans la survenue des pathologies et éviter d’en faire un problème privé.
L’égalité entre femmes et hommes au travail est donc une équation à plusieurs inconnues qui doit être pensée sur plusieurs tableaux: les salaires bien sûr, mais aussi la ségrégation des emplois, les conditions de travail et la prise en compte des risques professionnels, les trajectoires professionnelles et leurs répercussions sur les retraites et le droit aux indemnités de chômage.
Que l’on envisage la nature des tâches ou la manière dont hommes et femmes s’engagent dans l’univers professionnel, ce qui apparaît comme «naturel» ne l’est pas. La véritable mixité professionnelle ne se règle pas par des chiffres et des quotas. Il s’agit de repenser le travail professionnel lui-même, ses liens avec le travail domestique et familial, pour les hommes comme pour les femmes, afin que tous et toutes puissent être en même temps, professionnel-le-s, parent-e-s et citoyen-ne-s.
Notes
* Ergonome, spécialiste de la santé au travail. www.metroboulotkino.ch