L’impôt sur les successions: des envieux, vraiment?
Durant des décennies, l’impôt sur les successions fut monnaie courante en Suisse. Lorsque la richesse s’accrut au bénéfice exclusif des 10% les plus riches, on le fit refluer. Aujourd’hui, une initiative populaire relance le débat autour d’un impôt fédéral sur les successions comme instrument de redistribution de la richesse. Comme le feraient des envieux?
Des envieux, tout simplement: voilà l’imprécation rapidement lancée à la face des partisans de cet impôt par les opposants. Qui espèrent ainsi clore la discussion une fois pour toutes.
Les envieux: c’est le gros mot que les riches utilisent pour discréditer le sens de la justice des pauvres. Car en parlant d’«envieux», on détourne le regard de la distribution réelle de l’aisance. Le mot ne dit rien sur qui possède quoi; le terme de «justice» pose en revanche la question. Lorsque l’on constate que l’écart entre les plus riches et les pauvres ne cesse de croître, que le 2% des plus riches dans ce pays possèdent autant que tout le reste de la population, que l’on estime que cela n’est pas sain et qu’il faut le corriger, alors ce n’est pas de l’envie qui s’exprime ainsi, mais bien une réflexion empreinte du sens des responsabilités sociales et de celui de la justice. Celui qui cherche à corriger la répartition de la richesse n’a pas à avoir honte. L’anathème prononcé contre ceux qui seraient sujets à l’envie, un péché mortel jusque dans le haut Moyen Age, vise justement à nous faire honte. Voilà pourquoi il tombe si facilement des lèvres des riches.
La seule chose positive dans cette histoire d’envie et d’envieux, c’est qu’elle résonne comme une reconnaissance implicite de l’inégalité. C’est au moins ça…
Lorsque la construction de l’argument sur l’envie s’ensable, un autre échafaudage est bâti à partir de la sagesse populaire: il ne faudrait quand même pas tuer la poule aux œufs d’or. Concrètement, les riches pourraient s’envoler, émigrer. Mais où donc? Au Burundi, au Swaziland? La majorité des Etats occidentaux connaissent un impôt sur les successions et la plupart appliquent un tarif plus élevé que celui prévu par l’initiative fédérale. Et lorsque l’on cite la Suède comme Etat sans impôt sur les successions, nous aimerions demander au super-riche candidat à l’émigration si, afin d’éviter de payer des impôts carabinés dans la dernière phase de sa vie, ce n’est qu’au moment où il sera sur son lit de mort qu’il déménagera.
Et, afin de lutter contre l’oubli, rappelons, que sous l’angle historique, la proposition d’un impôt sur les successions faite par l’initiative n’appartient pas au néosocialisme, mais bien au libéralisme originel, introduit qu’il fut en Suisse par le Parti radical. Presque tous les cantons de la Confédération avaient un impôt sur les successions, presque tous l’ont supprimé dans la période post-thatchérienne, du moins pour les successions directes. Cette suppression a aussi contribué à la concentration massive de la richesse.
Reste encore l’argument des «PME», avec l’accusation d’être des «tueurs de PME», des «suceurs de moelle des PME» et d’autres noms d’oiseaux encore. Evoquer les PME dans un débat public, c’est évoquer quelque chose qu’il faut savoir cajoler. Les initiants le savent aussi. Ils proposent donc pour les PME des allègements en matière de masse successorale: un taux d’imposition de 5% au lieu de 20% et une franchise de 50 millions au lieu de 2 millions. Ces dispositions seront soumises au vote du parlement après l’approbation de l’initiative. Et cela alors que cette institution est dominée par des forces qui auront tendance à élargir ces privilèges plutôt qu’à les restreindre.
Résumons: celui ou celle qui veut corriger un peu la répartition de la richesse en Suisse ne se laissera pas embrouiller les sens par un argumentaire, bâti sur le sable ou sur du vent, contre les envieux, pour les PME et la protection des riches.
* Porte-parole de l’Union syndicale suisse (USS).