Les hérauts de l’assurance-invalidité (ci-après AI), tels le grand Caton, répètent un obsessionnel «invaliditas quoque delenda» (il faut abroger l’invalidité) dont ils ponctuent toutes leurs interventions depuis une dizaine d’années. Caton a réussi: de Carthage il ne reste que les ruines. L’AI touche au but: de l’invalidité il ne reste que la honte de ne pas travailler.
Depuis sa 4e révision, entrée en vigueur au 1er janvier 2004, l’AI s’acharne à diminuer le nombre des rentiers, visant tout particulièrement les personnes souffrant de troubles psychiques. Comme il n’est pas possible d’éliminer des personnes, l’administration s’emploie à les redéfinir pour les faire sortir du cadre de l’assurance. L’exercice est aisé car la définition légale de l’invalidité permet de supprimer une rente sans qu’il soit nécessaire de s’assurer que la personne rejetée sur le marché du travail est en mesure d’y survivre. Redéfini en chômeur, l’ancien invalide n’a qu’à faire comme tout le monde: chercher, chanter ses propres louanges, dissimuler ses faiblesses.
Il faut savoir qu’en droit suisse, la maladie ou l’infirmité n’est invalidante que si elle entrave au moins 40% de la capacité de gain. Ainsi, devoir renoncer à 39,99% de votre salaire pour cause de maladie incapacitante ne fera pas de vous un invalide. Et soyez certain-e-s que les organes de l’AI s’y entendent en calculs assez tatillons pour dénier le droit à une rente. D’autre part. être rentier ne procure aucun repos car l’AI peut lors d’un processus de révision considérer que, bien qu’aucune amélioration de santé n’ait eu lieu, vous êtes derechef capable de gagner votre vie. Récemment, des médecins mandatés par l’AI ont estimé qu’une vendeuse proche de l’âge de la retraite, au bénéfice d’une rente depuis six ans, était de nouveau apte à gagner sa vie car son trouble schizotypique n’entraînait pas d’incapacité de travail mais des limitations des facultés d’adaptation, nécessitant une activité professionnelle dans un milieu calme et comportant peu d’interactions avec des collègues. Dans une activité adaptée, l’ambiance de travail devait être peu stressante et l’activité peu exigeante en termes cognitifs, privilégier les compétences non verbales1. Qu’à de telles conditions l’emploi de vendeuse soit plus qu’improbable n’a pas l’air de tourmenter l’AI pour qui le réel n’existe pas.
Paradoxalement, cette réalité, celle de la brutalité invalidante du monde du travail et ses exigences dénuées de compassion, commence à être reconnue par les tribunaux confrontés à des personnes cassées par leurs expériences professionnelles. En 2005 déjà, le Tribunal fédéral admettait que des pressions exercées sur le personnel en raison d’un système très contraignant d’acquisition de la clientèle l’avaient été au détriment de la personnalité des employés, qu’une telle organisation commerciale était de nature à entraîner la dégradation de la santé des personnes y exposées. Et d’allouer 10'000 francs de tort moral pour tenir compte de la pression constante, de longue durée, exercée sur une travailleuse, désormais invalide, ainsi que de l’absence de considération autre que celle d’un rendement maximum à obtenir2.
Dans ce contexte l’annonce, le 25 février, d’une nouvelle révision de l’AI qui favoriserait le potentiel de réadaptation en offrant du soutien aux employeurs et en améliorant la collaboration avec les médecins ne peut que laisser sceptique sur la bienveillance des intentions de l’AI. En effet, jusqu’à ce jour, aucune des multiples révisions de l’AI n’est allée dans le sens de contraindre les employeurs à offrir des postes adaptés aux fragilités actuelles: peu stressants, sans exigences cognitives et convenant aux personnes limitées dans leurs facultés d’adaptation. A vrai dire, on comprend un peu pourquoi… Quant à la collaboration avec les médecins, elle se résume souvent à «se faire une idée sur l’état de santé du patient dans un délai relativement bref»3 pour déterminer une «capacité de travail médico-théorique»4 et décider s’il faut exiger de l’assuré qu’il fasse tout seul des efforts pour mettre à profit sa capacité de gain médico-théorique ou lui octroyer des mesures d’ordre professionnel, subsidiaires à l’effort personnel.
Certes, le plus cher désir d’un invalide est de ne plus l’être. Malheureusement, ni le marché du travail, ni les pauvres moyens de l’AI ne permettent de réaliser massivement ce rêve de retour à la vie active. Faire comme si c’était possible sans s’en donner les moyens relève de l’imposture ou de la psychose. La psychose est, dit-on, une affection mentale dont le malade n’est que partiellement conscient et qui altère son sens de la réalité: c’est à se demander qui est le plus atteint, des invalides psychiques ou de l’AI qui les renvoie sur un marché du travail imaginaire. Il est vrai que le but poursuivi est de transformer les invalides en travailleurs et qu’à cela, foin des réalités, un tour de passe-passe suffit…