Nuisible concurrence
La concurrence fiscale ne profite qu’aux riches et il est bon de le rappeler. En effet, pour pouvoir profiter du mécanisme, il faut pouvoir prendre domicile (pour les personnes physiques) ou établir son siège (pour les personnes morales) dans les juridictions fiscalement les plus attractives et pouvoir en changer rapidement si l’Etat d’élection devait modifier ses lois fiscales. Autant dire que les personnes qui ont un emploi salarié ou la plupart des entreprises qui n’ont pas atteint la taille critique ne peuvent pas profiter de la concurrence fiscale.
L’abolition des statuts fiscaux spéciaux pour les entreprises, que la Suisse va devoir mettre en œuvre sous la pression internationale, est une excellente chose. En effet, ces artifices fiscaux permettent aux entreprises, exclusivement étrangères, d’échapper à tout impôt, ou presque, pendant de nombreuses années, en s’établissant en Suisse. La Suisse s’offre ce genre de politique (au prix, au passage, de plans d’économies fédéraux), contrairement à la plupart des autres pays, qui perdent ainsi des rentrées fiscales et peinent à financer les politiques démocratiquement décidées.
Les forfaits fiscaux obéissent à la même logique, mais sont destinés aux individus fortunés et sont surtout utilisés dans les cantons romands. Pour en profiter, il faut ne pas avoir la nationalité suisse et n’y avoir jamais résidé. Il faut également avoir beaucoup de fortune. Ces conditions de base remplies, il est possible d’aborder l’autorité fiscale d’un canton et de proposer un certain montant (en principe, au moins 400 000 francs) qui sera le montant (le revenu virtuel) sur lequel on sera taxé chaque année. Bien entendu, il faut accepter de payer environ 40% de ce montant à titre d’impôt, mais l’économie devient très appréciable à partir d’un certain niveau de fortune.
L’imposition par l’intermédiaire de forfaits fiscaux viole le principe d’égalité, car il faut ne pas avoir la nationalité suisse pour en bénéficier. De plus, il est parfaitement injuste qu’à partir d’un certain niveau de fortune, il soit possible de ne pas être imposé sur l’ensemble de son patrimoine, mais seulement sur le montant que l’on aura négocié avec l’administration (en ne fournissant, en général, que des renseignements partiels sur son train de vie). Ensuite, ce type d’imposition cible les fortunes étrangères et leur permet d’exercer un chantage inadmissible sur leurs Etats d’origine («je pars en Suisse si vous ne baissez pas les impôts»), alors que la définition de la charge fiscale est d’abord une affaire de décision démocratique. Enfin, même si quelques cautèles ont été votées ces dernières années, l’imposition au forfait repose essentiellement sur la pratique des administrations fiscales… à savoir qu’elle a été introduite sans qu’un parlement ne la vote dans la loi fiscale.
Même si d’autres Etats ont des pratiques fiscales sans doute aussi agressives (par exemple le statut de «non-UK domiciled»), un minimum de bonne foi amène à constater que l’imposition au forfait est le pur produit de la tradition suisse de siphonage des ressources des Etats voisins, pour le plus grand profit des élites européennes.
Autant de raisons de voter oui à l’abolition des forfaits fiscaux le 30 novembre 2014.
* Texte paru dans Pages de Gauche n° 137, octobre 2014, www.pagesdegauche.ch