Contrechamp

Notre santé n’est pas à vendre

SUISSE • Au-delà de la question du financement des soins, c’est l’organisation du système de santé qui nécessite d’être repensée. Parmi les pistes à creuser: la gratuité de la médecine de base et des formations à l’autogestion de la santé, propose un collectif libertaire.

Le résultat est tombé: le 28 septembre dernier, le peuple suisse a refusé l’instauration d’une caisse publique. Au-delà du résultat, attendu, la déception provient également du débat qui l’a précédé. Car force est de constater que la campagne s’est tenue sur des arguments presque exclusivement économiques, occultant la question de fond: la santé.

Pourtant, plus que le financement des soins, c’est bien le fonctionnement actuel de l’assurance-maladie qu’il s’agirait de remettre en question. A ce titre, des voix critiques dénoncent depuis longtemps les tares du système de santé tel qu’il est organisé aujourd’hui. Elles émanent notamment des milieux féministes et libertaires, ainsi que des anticapitalistes.

La critique féministe et libertaire pointe la confiscation du savoir médical par les spécialistes. Au travers de l’exemple (très parlant) de la grossesse et de l’accouchement, les féministes ont montré comment, au cours de l’histoire, le corps de la femme s’est progressivement vu confisqué par des médecins – principalement des hommes, même si cela tend, suivant où, à changer – qui ont médicalisé à outrance le processus de naissance. La science a remplacé le savoir-faire, et les spécialistes de la chimie et de la biologie ont retiré aux femmes un domaine qui jusque-là leur était réservé. Consultations, tests et contrôles réguliers obligatoires (pas toujours, mais on ne vous le dira pas forcément), médicaments, césariennes, péridurales: l’ensemble du processus s’est complexifié, non sans apports réels, mais avec comme résultat une prise en charge complète du début à la fin du traitement. Et toutes les peines du monde à sortir des chemins tracés.

Et on rejoint là la critique libertaire. Car à l’instar du cadre de la démocratie représentative, le ou la patient-e n’a plus directement la maîtrise de ce qui le ou la concerne. Il ne lui reste que le choix de la personne à qui donner sa confiance, avec peu de capacité d’être critique ou de le contester. Quel que soit le domaine médical concerné, le ou la patient-e est rarement au fait des choix possibles, des alternatives existantes, du contenu de tel médicament ou de tel vaccin – et encore moins de sa provenance. On se retrouve le plus souvent dans un tunnel très sombre, guidé par un-e ou plusieurs médecins porteurs de la lumière, symbole du savoir. Le serpent sur sa croix dans le sigle de la médecine ressemble trop souvent à celui du Livre de la jungle de Disney, chantant sa douce chanson: «Aie confiance, crois en moi…»

Informé, on l’est en revanche toujours plus sur les risques et conséquences qui se présentent à nous si d’aventure nous sortions des sentiers balisés. Les avertissements contre ceux et celles qui essaient de se soigner par eux-mêmes, qui se renseignent, se multiplient volontiers: «Attention aux arnaques des faux médicaments sur Internet! Attention aux diagnostics personnels erronés! En cas de ceci ou de cela, consultez votre médecin.» On nous engage constamment à consulter les représentants de la médecine, oubliant qu’ils sont loin d’être gratuits…

Donc l’argent, et non la santé, est bien au cœur du problème. La critique anticapitaliste rappelle alors à son tour combien la santé, comme tous les domaines de notre société, s’est retrouvée réduite à l’état de simple marchandise par notre modèle économique. Elle est donc soumise à des impératifs de rentabilité avant tout, et non aux intérêts philanthropes qui devraient caractériser la médecine. Ici, c’est le rôle des pharmas et des assureurs qui est pointé du doigt. De grandes et prospères entreprises (souvent bien de chez nous) réalisent des profits importants à travers la vente de médicaments ou, pour revenir au contexte de la votation, la vente d’assurances-maladie. Un marché qui a l’avantage d’être en partie obligatoire: pour l’assurance de base, produit d’appel, les millions de clients sont garantis, il s’agit juste de se les répartir. On leur vendra «l’indispensable» complémentaire dans la foulée.

Mais ce système voit ses défauts de plus en plus dévoilés et dénoncés: fixation des prix des médicaments non pas en fonction de leur coût réel mais du marché, dates de péremption fixées sans lien avec la conservation réelle du produit, campagnes de vaccination forçant les Etats (voire les ONG) à acquérir de gros stocks de vaccins – finalement inutiles et détruits (à nos frais) dans le cas de la grippe H1N1… Ces deux derniers points étant d’ailleurs parfois liés (lire ci-contre). Il faut dire que l’excuse du risque et de la prudence s’acclimate malheureusement bien au besoin de profits des producteurs et de leurs actionnaires. Mais ce n’est pas tout: scandale des primes déconnectées des coûts réels et où le trop payé de certains cantons filait en subventionner d’autres, médecins contrôlés par les caisses et poussés à ne pas s’attarder et être économes, médicaments peu exportés ou diffusés dans les populations pauvres ou non solvables car elles ne représentent pas un marché assez lucratif, etc., ad nauseam.

A toutes les étapes, la rentabilité prend le dessus sur le facteur humain. La logique du marché, dépersonnalisée, ne peut pas être compatible avec l’éthique du serment d’Hippocrate. La conséquence inadmissible, surtout en Suisse, est que des personnes mal en point hésitent longtemps avant de consulter un médecin pour des raisons financières (lire ci-dessous). Alors qu’on pourrait les prendre en charge. Entre soigner (rôle du médecin) et le besoin d’être rentable financièrement, il y a un gouffre éthique irréconciliable.

En combinant les deux critiques, on comprend que l’intérêt économique pousse à maintenir l’état de dépendance du ou de la patient-e face à la science. L’autonomiser, lui permettre de venir moins souvent voir tel ou telle spécialiste, n’est pas une voie compatible avec la volonté économique de le fidéliser, d’avoir des débouchés et des revenus constants (et si possible prévisibles pour le comptable). Pour sortir de l’impasse, il est impératif de retrouver un certain contrôle sur le monde médical. Pas forcément face aux médecins, souvent plus victimes que réellement partie prenante de la situation, mais face à toutes les structures qui régissent ce milieu.

Une volonté de réforme du système devrait remettre en question l’ensemble du modèle de santé, pas seulement son propriétaire ou son financement.

L’indépendance dont jouissent les pharmas en matière de gestion des médicaments doit ainsi être revue. Swissmedic, l’institut à charge de contrôler la mise sur le marché d’un médicament, doit aussi rendre des comptes à la population et être soumis à son contrôle. Les prix des médicaments devraient être plus directement contrôlés par la Confédération. Les brevets devraient être collectivisés, de manière à ce qu’un groupe ne puisse pas volontairement renoncer à la production d’un médicament pour des raisons de rentabilité (ou de stock à écouler en priorité).

Si le premier pas serait de sortir le système de santé de sa logique de profit, l’étape suivante devrait être l’évolution vers un environnement plus sain, plus viable pour la préservation de notre santé. Soit faire en sorte que notre milieu de vie et notre manière d’y vivre soit un facteur aidant, et non aggravant. Améliorer la santé nécessite de se pencher sur les causes de la dégradation de la santé. On voit alors qu’un des principaux facteurs responsables des problèmes de santé, avec l’alcool et l’obésité, provient du monde du travail (lire ci-dessous). Une véritable volonté d’amélioration de la santé, de notre santé, et donc de réduction des coûts, est à chercher là. Et non dans la réforme du dernier échelon, celui du remboursement des frais.

Alors, plutôt que de «ralentir l’augmentation des primes» (un langage qui, année après année, nous pousse à accepter l’inacceptable), il s’agirait de chercher l’instauration de la gratuité de la médecine de base (médecin généralistes, médecins de famille, etc.), de même que l’instauration de cours pour une autogestion de la santé, si possible dès l’adolescence (on retrouve là un des principes, disparus, du serment d’Hippocrate: «et, s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement»). L’assurance-maladie de base serait alors abrogée au profit d’un impôt santé, reversé aux médecins et qui leur garantirait un revenu correct. Les cabinets seraient rassemblés, mis en commun et ajustés en fonction de la taille de la population, à l’image des écoles et des crèches. Ils deviendraient des lieux ouverts, publics, jouant le rôle des cliniques et permanences d’aujourd’hui, tout en assurant aussi un rôle social. Ne plus être ni «client» des pharmas et des assurances-maladie, ni même «patient», ce dépendant total de la médecine. Il s’agit d’être partie prenante, jusqu’à un certain point de compétence, de sa santé et de son lien au corps.

Repères

> Gestion grippée du Tamiflu. En 2009, après l’achat par les cantons de grands stocks de Tamiflu pour contrer la grippe, il s’est trouvé que le fabricant a, tout d’un coup, allongé leur durée de vie de plusieurs mois, évitant ainsi de détruire certains stocks. Cela a mis la puce à l’oreille de certains, qui ont enquêté. Ainsi, selon l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), «Entre 500 millions et 1,4 milliard de francs de médicaments partent chaque année en fumée en Suisse». Sylvie Logean a étudié la question dans son article, «Médicaments: le grand gaspillage», paru dans L’Hebdo en 2011. Interviewée, Valérie Legrand-Germanier, spécialiste santé à la Fédération romande des consommateurs, y expliquait qu’«il est intéressant de comprendre la façon dont les dates de péremption sont décidées et le coût en moins que cela représenterait pour l’assurance maladie si les dates étaient calquées sur la durée de vie réelle du médicament. Il se trouve que dans de nombreux cas, les dates sont limitées à ce que l’entreprise a décidé de financer en termes de période d’observation.»

> Le piège des franchises. Le système LAMal tel qu’il existe aujourd’hui est une sorte de loterie cynique: soit vous optez pour une franchise basse et vous êtes alors porté à consulter souvent pour rentabiliser le coût. Soit vous optez pour une franchise haute et vous éviterez autant que possible d’aller chez le médecin (ce qui fait que, en dehors d’un gros pépin, votre assurance ne vous sert à rien…).

> Le travail c’est la santé? Pas vraiment. Selon l’enquête de l’OFS de 2007, «Deux personnes salariées sur cinq sont exposées dans leur travail à au moins trois risques physiques, comme des mouvements répétitifs du bras ou de la main, ou des positions douloureuses. Une sur trois l’est à au moins trois risques psychosociaux, comme manquer de temps pour terminer son travail ou ne pas pouvoir mettre en pratique ses idées dans son travail. Une personne salariée sur huit ressent de la peur sur sa place de travail ou y est confrontée. […] Une personne salariée sur six est exposée simultanément à une combinaison d’au moins trois risques physiques et d’au moins trois risques psychosociaux.» Source: «Travail et santé, résultats de l’enquête suisse sur la santé 2007», OFS, 2010. AG

* Noms connus de la rédaction.

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