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Contestations

Mauvais genre

Artistes – Tous farceurs», écrivait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues qui recensait les lieux communs énoncés par les «bourgeois» du temps. Si l’on devait actualiser la glose aujourd’hui, peut-être prendrait-elle la forme suivante: «Artistes – Tous contestataires». Mais il faudrait aussi changer de ton: du dédain moqueur, passer à la componction convaincue. Car contester… ah oui c’est très bien, vous diront ceux qui aiment l’art en galeries. C’est une valeur en plus; une plus-value. Le temps des farces est bien fini: on a reconnu le sérieux de la chose. L’art a désormais son mot à dire; et ce mot vaut son pesant d’or.

Il pèse d’ailleurs toujours plus lourd; au niveau du prix, mais aussi du poids sur la balance: sept tonnes de fonte pour l’Iron fist de Liu Bolin qui accueillait les visiteurs à l’entrée du Grand Palais, au salon Art Paris Art Fair en mars dernier; et trois mètres soixante de hauteur, avec pour la bonne bouche un mot qui prenait la forme d’un message dûment lesté de contestation. L’œuvre, en effet, représentait le poing gauche de l’artiste, serré mais tourné vers le bas. Il fallait y lire le renversement du symbole révolutionnaire du poing (droit) tendu vers le ciel. La sculpture prenait ainsi date dans l’histoire; elle marquerait «la fin d’une époque», selon le commentaire de la Galerie Paris-Beijing: «fermement ancré dans le sol, le poing de Liu Bolin montre l’image d’une Chine contemporaine qui veut s’imposer sur la scène internationale avec force et rayonnement.»

Or c’est précisément cette Chine-là qui était l’invitée d’honneur du salon en question, avec une exposition intitulée «Nouvelles formes de contestation artistique». Soit la contestation qu’on aime, quand on a des idées bien reçues dans les bons milieux. Celle qui descend dans la rue, non pour y défiler, mais pour s’immobiliser de tout son poids de fer ou de plomb, en criant «fermement» NON à la révolution. Celle qui peut occuper un vaste espace, mais doit se réduire à un message de quelques mots qu’on écoutera avec gravité avant de passer aux œuvres suivantes.

Car au salon Art Paris Art Fair, on n’a qu’à suivre le guide, en la personne de son «commissaire général» lui-même, Guillaume Piens, qui sait admirablement débusquer la contestation là où elle se loge. On peut le voir ainsi commentant brièvement quelques œuvres, dans une vidéo déposée sur le site du journal Le Mondewww.lemonde.fr/culture/video/2014/04/01/art-en-chine-les-artistes-parlent-aujourd-hui-des-problemes-de-societe_4393342_3246.html.

L’artiste Li Fang a peint des corps d’hommes nus, au sexe flouté et tirant vers le bas comme le poing de son confrère, mais dont l’un fait un doigt d’honneur, tandis qu’on devine un FUCK sur une autre toile. Sa contestation à elle, nous apprend alors l’avisé curateur, consiste dans le refus d’être une femme chinoise, mariée avant vingt-cinq ans et déjà mère de famille. Donc elle choque – car il semble qu’en Chine, même de graciles éphèbes au stade pré-érectile et des gestes de potache peuvent arriver à choquer. Mais attention, ne nous méprenons pas: et l’artiste, et le commissaire nous mettent en garde, «on n’est pas dans le politique, on est dans le sociétal». Pour que la contestation reste artistique, bien sûr.

Elle l’est assurément chez les Gao Brothers, qui ont créé un cœur composé d’alvéoles où sont logées de petites figures humaines. Ecoutons le guide: «C’est une façon de dire qu’il y a cette naissance de l’individualité. Voilà. Le moi. La revendication du moi.» «Façon de dire», si l’on comprend bien, qu’auparavant les Chinois ne formaient qu’une masse indistincte, et qu’avec au moins cinq siècles de retard sur nous, ils ont enfin accédé au statut d’individus. Un peu plus loin, c’est devant un carré grisâtre que s’arrête Guillaume Piens: «Il s’agit d’une toile faite avec de la poussière de la pollution de Beijing. Voilà. C’est une façon de dire qu’il y a une urgence au niveau de la société, que c’est un très grave problème…»

La contestation artistique, c’est donc une succession de petits messages qui ont fonction d’alertes: peu importe le «faire», au bout du compte, c’est le «dire» qui importe. On ne jette qu’un coup d’œil, on écoute quelques secondes les «façons de dire», on passe. Parfois on achète, quand le bip-bip paraît pouvoir sonner comme des écus qui s’entrechoquent; quand on se sent interpellé au niveau sociétal.

Mais non politiquement, surtout pas! Une autre Chinoise en a fait les frais, Ko Siu Lan, absente de la foire parisienne. En 2010, elle avait exposé dans la même ville, sur la façade de l’Ecole des Beaux-Arts, quatre bannières noires sur lesquelles figuraient les trois mots du fameux slogan sarkozyen: Travailler, Gagner, Plus, auxquels elle avait ajouté un Moins susceptible de se glisser auprès d’un des deux verbes. La direction de l’Ecole avait ordonné leur retrait immédiat, en s’indignant contre ce détournement de l’art à des fins politiques. Le geste de Ko Siu Lan, il faut le dire, était tout à fait anachronique; encore bien trop farceur pour être contestataire.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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