Quelle Europe de la recherche?
Le vote du 9 février contre la libre circulation a provoqué certaines conséquences dont on a peu parlé durant la campagne précédant le scrutin. Parmi celles-ci, les mesures de rétorsion appliquées par l’Union européenne à l’encontre de la recherche et des étudiant-e-s suisses, qui rétablissent la Suisse dans le statut d’«Etat tiers» qu’elle avait dans ce domaine avant 2004.
Si ces conséquences sont réelles, il ne faudrait pas oublier toutefois que tant le programme Erasmus que les fonds de recherche attribués par le European Research Council (ERC) font partie de ces transformations mortifères de l’enseignement supérieur et de la recherche que nous dénonçons depuis des années. Le programme Erasmus, dont l’un des principes fondamentaux semble être de cultiver chez de nouvelles élites européennes une «conscience de classe des frequent travellers» (C. Calhoun), est tout entier construit sur le principe des crédits d’études, dont on a pu constater les dégâts ces dernières années (évaluation uniformisante des cursus, scolarisation des études, augmentation de la charge de travail des étudiant-e-s, etc.). Des échanges universitaires existaient en dehors du programme Erasmus, notamment avec les pays extra-européens, et ils continueront d’exister.
Les programmes de financement de l’ERC, à commencer par «Horizon 2020», ont des conséquences encore plus profondes sur la recherche qui se fait en Europe, et ces conséquences sont à peu près uniformément négatives, contrairement à ce que l’on entend depuis le 9 février. Les grosses agences de financement de la recherche qui ont été fondées dans tous les pays, et dont l’ERC est un exemple abouti, ne visent qu’une seule chose: mettre fin à une recherche indépendante financée de manière pérenne. Désormais, toute recherche doit être financée par projet, et les chercheuses et chercheurs doivent surtout passer leur temps à chercher de l’argent pour financer d’hypothétiques recherches, au lieu de le passer à effectuer ces dernières. L’idée même d’une recherche publique et assumée collectivement est en train de disparaître, et l’ERC joue un rôle déterminant dans cette évolution.
L’acceptation de l’initiative de l’UDC ne modifiera toutefois que très peu cette situation, puisque l’agence nationale suisse, le FNS, fonctionne sur les mêmes principes que l’ERC (à tel point que les instances européennes se sont inspirées du fonctionnement de l’institution helvétique pour mettre en place leurs propres instruments de financement).
Cependant, lorsque les présidents des EPF (profession peu féminisée…) et les rectrices-eurs suisses prétendent que l’arrêt des financements européens va dégrader la recherche en Suisse parce que nos universités ne «joueraient plus dans la même ligue», ils et elle font comme si les universités suisses n’avaient commencé à faire de la recherche que depuis qu’elles peuvent avoir accès aux fonds européens. Ils supposent également que c’est la concurrence la plus effrénée qui produirait nécessairement les meilleures recherches, ce qui est complètement faux. La réalité est que, bien au contraire, la dictature des fonds de recherche est en train de tuer toute recherche originale dans les universités, en Suisse comme ailleurs.
*Paru dans Pages de gauche n° 132, avril 2014, www.pagesdegauche.ch