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Le «rideau de fer du secret»

ÉTATS-UNIS • Des services de renseignements qui échappent à tout contrôle législatif, la pratique n’est pas nouvelle. En 1976 déjà, le rapport Pike montrait comment une bureaucratie du secret couvrait un système de corruption au service du pouvoir. Eclairage.

L’affaire des écoutes de l’agence militaire américaine National Security Agency (NSA) révèle l’emploi d’instruments illicites à une très large échelle, couvrant toutes les communications satellites (e-mail, téléphone, réseaux sociaux), servant à l’intelligence économique, militaire ou politique sous des prétextes sécuritaires. Avec l’exemple récent du géant des télécommunications chinois Huawei cible d’infiltrations américaines depuis 20071 value="1">David E. Sanger et Nicole Perlroth, «N.S.A. Breached Chinese servers seen as Security Threat», in New York Times, 22 mars 2014.. L’affaire a pris une tournure nouvelle avec les révélations faites au début du mois de mars sur les mesures d’intimidation et d’obstruction par l’Agence centrale de renseignement (CIA) contre le Congrès, alors que ce dernier entreprend d’instaurer de nouveaux cadres et garde-fous législatifs pour ces activités.

Dénoncées par Dianne Feinstein, à la tête de la commission du Sénat sur le renseignement, ces intrusions au cœur du pouvoir, en plus de montrer le double-standard appliqué en matière d’écoutes, rappellent les tentatives avortées des premiers «donneurs d’alerte» ou whistleblowers et les conséquences de ces échecs sur le long terme.

En 1976, le journaliste Daniel Schorr donnait une copie du rapport d’enquête Otis G. Pike (House, Select Committe on Intelligence) portant, avec la commission Church du Sénat, sur les agissements des services secrets. Ce document, que de nombreuses personnes tentaient de soustraire au public, exposait comment la loi et l’ordre, selon l’expression de D. Shorr, avaient cédé la place à la «conspiration contre la loi et l’ordre». Ce que d’autres appelaient le «rideau de fer du secret» couvrait un système de corruption au service du pouvoir2 value="2">Expression de Wright Patman alors Chairman of the House Banking committee. Voir Daniel Schorr, Clearing the Air, Boston MA, Houghton Mifflin Company, 1977, p. 26..

Le rapport Pike documentait la nature d’une conspiration bien réelle, dont l’espionnage n’était qu’un des instruments, au service d’une «machinerie du secret» couvrant un réseau clandestin d’informateurs, d’agences non gouvernementales et autres organisations factices. Allégations étayées par des ex-agents de la CIA, décidés à témoigner: Victor Marchetti, John Marks ou Philip Agee pour ne citer que les plus connus3 value="3">Voir Philip Agee et Louis Wolf, Dirty Work, The CIA in Western Europe, New York, Dorset Press, 1978.. Daniel Ellsberg échappait quant à lui au jugement pour trahison pour avoir divulgué les documents du Pentagone (Pentagon Papers) selon la loi sur l’espionnage de 1917.

Les récits croisés révélaient des pratiques telles que la confection de faux documents, la propagation de rumeurs, des agitations politiques et des provocations en tout genre ainsi que des assassinats politiques. Tous confirmaient l’absence totale de contrôle législatif sur des centaines d’opérations conduites sous l’autorité d’un Directoire des opérations, financées par des caisses noires, dirigées par des cercles restreints et protégés par les privilèges exécutifs de l’Etat.

Le sénateur Otis Pike, décédé dans l’indifférence le 24 janvier dernier, était, avec Shorr, les précurseurs des whistleblowers Bradley Manning, Julian Assange et Edward Snowden. Tous sont menacés dans leurs libertés, condamnés à l’exil ou à la réclusion pour avoir osé dénoncer un système d’intelligence hors de tout contrôle législatif4 value="4">Harry Truman, 33e président des Etats-Unis, demande l’abolition de la CIA, le 22 décembre 1963, soit un mois à peine après l’assassinat de John F. Kennedy.. Pike avait lui-même fini par payer cher sa «bravade», essuyant une campagne de diffamation publique.

Les accusations étaient et demeurent aujourd’hui d’une extrême gravité. L’existence d’une «machinerie sécuritaire» a fait l’objet d’études de spécialistes5 value="5">Voir en outre Andrew Bacevich, The New American militarism (2005) et James Risen, Etat de Guerre, histoire secrète de la CIA (2004).. Dans plusieurs interviews récentes, Michael Ratner, défenseur des libertés civiles, ancien avocat de P. Agee, rappelle les conditions d’une telle dérive sécuritaire jusqu’à nos jours; Burt Wides, comme ancien membre du comité Church (1976), appelle à la mise en place de nouvelles enquêtes indépendantes sur les agissements des agences de la NSA et de la CIA6 value="6">Président émérite du Centre pour les droits constitutionnels (CCR) interviewé par Paul Jay sur The Real News, 12 mars 2014. Burt Wides, dans l’émission du 21 mars.. Qui est prêt à les écouter?

Le climat de conspiration sert cette bureaucratie du secret qui n’a cessé de croître avec les années. Il favorise l’impunité de ses membres, en discréditant les critiques et adversaires, aussitôt frappés du sceau de la conspiration. Les récentes fuites (Leaks) confirment l’extension des violations des libertés fondamentales et de la Constitution à l’intérieur, de la Charte des droits de l’homme et du respect du principe de souveraineté à l’extérieur. Ce rideau de fer du secret n’est pas matériel et tangible, il semble pour ainsi dire invisible et cependant il est capable, tout aussi bien qu’un autre, de réduire ou de détruire des libertés que l’on croyait impérissables.
 

Notes[+]

* PhD, chercheur associé à la fondation Pierre du Bois pour l’Histoire du temps présent.

Opinions Agora Jérôme Gygax

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