Chroniques

Mauvais sentiments

Mauvais genre

«Indignez-vous», clamait naguère Stéphane Hessel. La réponse des pouvoirs en tout genre ne s’est pas fait attendre, elle était d’ailleurs prévisible: «Et nous saurons vous clouer le bec!»

C’est en tout cas celle que vient de donner la 12e chambre du Tribunal correctionnel de Paris en condamnant le cinéaste Bertrand Tavernier. Il faut dire que celui-ci s’était échauffé lors d’une émission de télévision. On l’invitait à commenter la prestation de Philippe Torreton dans le film Présumé coupable, où l’acteur campe le personnage de Fabrice Burgaud, le juge instructeur de la tristement fameuse affaire d’Outreau. Tavernier n’y était pas allé par quatre chemins: «Quand vous voyez le film, et je suis contre la peine de mort, c’est quelqu’un que vous avez envie d’exécuter, ce juge, le juge d’Outreau.» Burgaud, qui est toujours magistrat, a aussitôt déposé plainte.

Il aurait pu faire profil bas: la manière dont il avait mené l’enquête, systématiquement à charge, sans prêter attention aux démentis, livrant à la vindicte publique treize malheureux que la justice devait ensuite innocenter, mais dont l’un s’est suicidé en prison; ses partis pris, ses errements, avaient suscité à l’époque une vague d’indignation. Le cri de Tavernier n’en était que le lointain écho.

Et le cinéaste s’exprimait de son point de vue, non sur la réalité des faits mais sur le jeu d’un acteur, après avoir bien pris soin de préciser: «Quand vous voyez le film». Curieusement, Burgaud n’a pas déposé plainte contre le réalisateur de Présumé coupable, Vincent Garenq, auquel il aurait pu reprocher d’avoir déformé son histoire; ou contre Philippe Torreton, qui aurait poussé son rôle jusqu’à l’odieux. Il s’en est pris à un spectateur, qui avait commis l’erreur de réagir à chaud.

Or ce type de réaction obéit à la loi même des «débats» télévisés, qui ne sont que des foires d’empoigne où l’on titille les participants pour faire jaillir de ces petites phrases bien vives, bien courtes, aussi peu réfléchies que possible. Des échanges décousus, une effervescence de plateau: il faut que cela fuse, que cela vive, et surtout ne mène à rien. A rien si ce n’est à de beaux éclats, et à des dérapages: un terme, généralement, qu’on n’aurait pas dû lâcher. Aussitôt toute la mécanique se met en branle: on proteste, on s’étrangle, les «réseaux sociaux» entrent en action, la presse s’en mêle – les Etats-Unis sont devenus les champions du genre, avec la scène finale d’excuses publiques, lacrymale à souhait. Mais l’essentiel est tout ce déploiement de discours: l’exercice est réussi quand on en parle.

Avec la sortie de Tavernier, on en aura donc parlé jusqu’au tribunal; durant neuf mois au moins, jusqu’à ce 14 janvier où le cinéaste a été condamné à 1500 euros d’amende et 500 de dédommagement. A titre de comparaison, pour avoir brisé des vies, Burgaud n’avait eu droit qu’à une «réprimande» de la part du Conseil de la magistrature, qui avait reconnu son inexpérience et fait grâce à son jeune âge – ce qui revenait à admettre que la Justice française n’hésitait pas à nommer n’importe qui sur n’importe quel critère à des postes à responsabilité.

Mais au-delà du verdict, quelque chose me frappe dans le procès Tavernier: l’accusation lancée par Burgaud contre le réalisateur. «Vous vouliez attiser la haine», tonne-t-il, lui qui s’en donnait à cœur joie devant les caméras en accablant des innocents. Or l’expression à laquelle il recourt est décidément très à la mode. En ce même mois de janvier 2014, je la relève au moins trois fois. Manuel Valls l’a utilisée contre Dieudonné, et il n’est pas le premier à le faire; mais ces mots dans sa bouche ont une résonance particulière quand on sait que le ministre de l’Intérieur français est lui-même sous le coup d’une dénonciation pénale par le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) pour «incitation à la haine raciale» envers les Roms. De son côté, Benjamin Netanyahou, dont on connaît la bénignité à l’égard des Palestiniens, a accusé ces derniers, au début du mois, de mener une «campagne d’incitation à la haine» contre Israël, du fait qu’ils s’obstinent à ne pas reconnaître cet Etat. Mais le meilleur nous vient sans doute du Québec, où les Femen locales ont demandé, au nom de la laïcité, que le crucifix soit retiré des murs du parlement. Leur page Facebook les montrait torse nu, avec le slogan «Décrucifiez-nous» tatoué sur la poitrine: des activistes soucieux de lutter contre la «christianophobie» en ont obtenu la fermeture, au motif d’incitation à la haine religieuse.

Tout cela est au total fort rassurant. Car des émotions vives comme l’indignation, ou des sentiments exacerbés et peu chrétiens comme la haine contribuent trop souvent aux maladies cardiovasculaires, dont on sait qu’elles comptent au nombre des principales causes de décès dans le monde occidental. En dénonçant ces excès, en déposant une chape de paix sur les citoyens remuants, on peut espérer au contraire atteindre à cette ataraxie qui nous laisse augurer de beaux et longs jours.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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