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Le revers de la médaille

RUSSIE • Démesure olympique, libérations médiatisées de prisonniers politiques… Pour Vladimir Poutine, en ce début 2014, tout est bon afin d’estomper, le temps des jeux, les dérives autoritaires du régime.

Fin septembre 2013, Vladimir Poutine s’est lancé dans un vibrant plaidoyer en faveur d’une nouvelle doctrine où se mêle la foi orthodoxe, le messianisme russe, le retour aux fondements de l’identité nationale et la défense de la civilisation chrétienne. Le président souligne «qu’en Europe, la perte d’identité due à la perte des valeurs chrétiennes est le fait d’avoir renoncé à ses racines, à son idéologie traditionnelle, culturelle et religieuse, et même sexuelle» et que la Russie ne peut s’inspirer d’un tel exemple. Abondant en ce sens, la géopolitologue russe Natalia Narotchnitskaïa, invitée récemment par le Club suisse de la presse, à Genève, ajoute que les structures et les sensibilités démocratiques rencontrées en Europe ne sont pas transposables en Russie et que les droits humains tels qu’interprétés en Europe ne sont pas extrapolables dans la Russie d’aujourd’hui.

En effet, jamais, depuis le début du troisième mandat de Poutine, les droits du citoyen ont été pareillement mis à mal, et diverses lois discriminantes ont vu le jour. En juin 2012, celle concernant les rassemblements publics; en juillet 2012, celle sanctionnant toute critique de l’Etat; en novembre 2012, celle sanctionnant le financement des ONG; en juin 2013, celle pénalisant la propagande homosexuelle. Pour complémenter cet arsenal juridique répressionnaire, des camps de travail très similaires aux tristement célèbres goulags fleurissent sur le territoire de la Fédération de Russie.

Aujourd’hui, ce sont les citoyens russes sans-papiers dans leur propre pays qui se retrouvent dans le collimateur de quelques parlementaires et fonctionnaires zélés. Leur idée: obliger les sans-papiers, sans-abri de retrouver une vie normale par la force. Ce principe n’est pas nouveau. En 2010, Serguei Yourievitch, responsable du comité d’experts sur la politique sociale de la ville de Saint-Pétersbourg, préconisait déjà cette méthode. Récemment, ce projet a été repris par le député russe Vitaly Milonow, l’auteur de la loi criminalisant les homosexuels. Et, fin 2013, c’est au tour de l’adjoint du chef du Département de la protection sociale de la population de Moscou, Andrei Beschtanjko, de préparer un projet de loi fédérale à coup de généralités sans fondement: «En règle générale, les sans-abri sont habitués à la rue, et les assistants sociaux n’arrivent pas à les raisonner à revenir à une vie normale. Il faut donc employer des moyens plus radicaux, rouvrir d’anciens Kolkhozes abandonnés où des dortoirs seraient construits et les sans-abri déplacés en ces lieux.»

Dans ce contexte, le budget dédié aux Jeux d’hiver de Sotchi et celui que la ville de Saint-Pétersbourg consacre aux sans-logis pour les protéger des grands froids sont deux réalités, deux enjeux diamétralement différents. En effet, cette année en Russie, l’or blanc n’a pas la même valeur pour tous. D’un côté, 36 milliards d’euros ou plus afin de satisfaire l’incommensurable ambition de Vladimir Poutine, de l’autre rien. Pas un kopeck n’est prévu pour la saison hivernale 2013-2014 à Saint-Pétersbourg. Et pourtant, dans cette ville, l’hiver dernier, officiellement 1042 personnes sont mortes de froid.

Devant une telle indifférence, l’ONG russe Nochlezhka qui depuis plus de vingt ans aide les citoyens russes sans-papiers, sans-abri a une nouvelle fois planté deux abris toilés en des lieux stratégiques de la ville. Deux tentes achetées à l’armée capables, chacune, d’accueillir une soixantaine de personnes. Des installations qui prennent tout leur sens lorsque l’on sait que les températures moyennes de l’hiver pétersbourgeois stagnent en dessous de - 15°C et que l’humidité ambiante provoque des ravages parmi les sans-abris.

Face à cette situation, Girgory Sverdline, directeur de Nochlezhka, déclare: «Afin que les sans-abris puissent passer l’hiver dans des conditions de sécurité minimum, sans souffrir les graves traumatismes dus aux frimas, il faudrait installer au moins une tente dans chaque district de la ville. Peu importe qui assurerait l’organisation, (l’administration du district, le Comité des situations d’urgence ou l’armée), l’important serait que les sans-abri n’attendent pas que chaque nuit soit la dernière.» C’est hélas le cas, et seules les tentes de Nochlezhka viennent au secours de ces citoyens laissés pour compte. Ils y trouvent chauffage, électricité, des repas chauds distribués deux fois par jour, des soins de première nécessité et des conseils juridiques pour faciliter une éventuelle récupération de leurs papiers d’identité. L’hiver dernier, 558 personnes s’y sont refugiées, soit un total de 4926 nuitées, et 497 cas d’aide d’urgence y ont été soignés.

Rappelons qu’en Russie des millions de citoyens russes sont dépourvus d’identité administrative et, de ce fait,  l’Etat les considère comme des non-personnes. Là-bas, un sans-papier devient très vite un sans-abri et, à Saint-Pétersbourg, ils sont des dizaines de milliers à subir la neige et le froid. On en est là. Vladimir Poutine, tout sourire, va inaugurer ses jeux. Il est probable que le président russe ne gagne aucune médaille pour sa défense des droits de l’homme.
 

* Président de Nochlezhka Suisse Solidaire. L’association soutient l’ONG russe Nochlezhka. Son objectif: permettre aux sans-papiers, sans-abri de survivre, puis de retrouver une  vie active. www.suissesolidaire.org

Opinions Agora Pierre Jaccard

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