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Revenu de base inconditionnel et dignité

SUISSE • Le projet de Revenu de base inconditionnel, aussi louables soient ses intentions, reste fondé sur le modèle économique néolibéral et maintient l’assimilation des travailleurs au produit de leur travail, argumente Paul Sautebin.

Hier après-midi, j’observais Emile, 17 mois, vaquer à moult activités; grimper sur un fauteuil, basculer à la recherche d’un équilibre, déplacer un livre, toucher un chat, faire se rejoindre deux pointes de bûches, dérouler un centimètre de couturière, courir dans une autre chambre… Après un long périple, il a cherché, à un moment donné, à se cacher et réapparaître aussitôt en me faisant coucou, puis s’est mis à rire aux éclats, et à répéter et répéter. En fait, il venait de passer à l’amusement après s’être concentré longuement à «travailler». L’activité qu’on dénomme travail est intuitive à chacun afin de se tenir debout et digne au regard des autres. C’est cet «instinct» que le système scolaire, puis l’organisation du travail, formate et déforme pour le mettre au service du productivisme mortifère au détriment d’un épanouissement à travailler.

Une initiative populaire pour un revenu de base inconditionnel (RdB) pour chaque résident en Suisse, y compris les salariés et employeurs actifs, sera mise en votation. L’intention d’assurer une couverture sociale digne est louable, couvrant d’une allocation unique les ayants droit actuels de l’AVS-AI, de l’aide sociale et, bien sûr, les personnes sans emploi. Bon nombre de catégories de travail, tels le travail domestique, l’accompagnement des malades ou des personnes âgées, etc. mériteraient également ce revenu. Mais la proposition du RdB soulève de profondes questions.

En premier lieu, elle intervient dans un des pays les plus impérialistes du monde. C’est-à-dire dont la richesse est, pour une grande part, le produit des échanges inégaux de richesses transférées par le commerce industriel et financier. Les initiants reconnaissent partiellement le problème quand ils suggèrent de «trouver un moyen pour se protéger aux frontières», mais le moyen proposé en dit long sur le type de société en projection! D’autre part, le fait que toutes les personnes qui sont salariées toucheraient également le RdB peut être perçu comme une subvention aux employeurs et, par conséquent, au commerce inéquitable avec les pays tiers à l’origine de ce transfert vers «notre citadelle».

Un milliard de chômeurs errent sur notre planète à la recherche de travail. Le chômage est certainement l’une des grandes motivations du lancement de l’initiative. L’argumentation de certains initiants est éloquente: «parce que notre société ne connaîtra plus le plein emploi… que nous produisons déjà tout ce qui est nécessaire… que la productivité ne cesse de grimper, et c’est tant mieux»1 value="1">«Pour un revenu de base inconditionnel», Gabriel Barta, L’Essor, décembre 2013.. Ce déterminisme ne conduit qu’à sauvegarder un système économique mortifère où les «travailleurs» sont réduits à des machines sans émotions et au produit de leur travail, à qui on demande subsidiairement une contribution intellectuelle afin d’augmenter la valeur de la marchandise. En fait, non seulement le RdB se satisfait de ce rapport de travail, mais il fonde son financement par et sur le dos de ceux qui le subissent.

Aliénation, concurrence, récession, profits majestueux, pillage impérialiste, restructurations, chômage ont donc un avenir assuré! Si, selon les initiants, le RdB est censé apporter la dignité aux ayants droit, il n’est pas moins fondé et financé par un système dégradé et dégradant pour l’humanité; par conséquent, il ne trouvera pas sa légitimité sociale et, du coup, serait source de divisions.

Quand aborderons-nous ce démentiel tabou qu’est le non droit démocratique en ce qui concerne l’appareil de production de la richesse et l’organisation du travail? Jusqu’à quand laisserons-nous le pouvoir de décider de l’avenir du monde à une poignée de nantis réunis dans l’hémicycle dictatorial de Davos?
 

Notes[+]

* Horloger, puis paysan à La Ferrière (BE).

Opinions Agora Paul Sautebin

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