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Le Courrier L'essentiel, autrement

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UN CORPS BRÛLANT, UN CŒUR REBELLE

HISTOIRE • Il y a quarante-cinq ans aujourd’hui, le 16 janvier 1969, un jeune homme s’immolait par le feu au centre de Prague. Qui fut cet activiste, connu sous le nom de Jan Palach? Qu’est-ce qui peut bien motiver une mesure aussi radicale? Et en quoi Palach nous concerne-t-il encore?

«Vu que nos nations se sont retrouvées au bord du désespoir absolu, nous avons décidé de manifester notre opposition et de réveiller la conscience du peuple. Notre groupe est composé de plusieurs volontaires, qui ont décidé de s’immoler pour notre cause. Nous avons tiré au sort et j’ai eu l’honneur d’être le premier. J’ai donc obtenu le droit d’écrire les premières lettres et de devenir la première torche.

Nos demandes sont les suivantes: 1) la suppression immédiate de la censure, 2) l’interdiction de la diffusion de Zprávy1 value="1">Un journal publié par les armées d’occupation depuis la fin du mois d’août 1968.. Comme on l’a vu, nos demandes ne sont pas exagérées, bien au contraire. Si nos revendications ne sont pas satisfaites dans les cinq jours, soit le 21 janvier 1969, et que les gens n’expriment pas un appui suffisant pour nos demandes (en se mettant en grève de durée illimitée) d’autres torches s’enflammeront.
signé: la torche N° 1
PS: Je crois que nos nations n’auront pas besoin de plus de lumière. Janvier 1968 a été initié par le haut, janvier 1969 doit être porté par le bas.»

***

Quelques heures après avoir écrit cette lettre, Jan Palach, un étudiant en économie et histoire de vingt ans, arrive sur la place Venceslas au cœur de Prague. Il y a beaucoup de passage en cet après-midi du 16 janvier 1969, mais il n’attire l’attention de personne. Près de la grande fontaine, il enlève sa veste, ouvre sa serviette et en sort une bouteille. Il enduit son visage avec le liquide, renverse le reste sur lui et gratte une allumette. Son corps est en flammes en quelques secondes. Les gens commencent à crier. Il saute la balustrade de la fontaine, court entre les voitures parquées en direction de la statue de Saint Venceslas et tourne vers le bâtiment d’Alimentation générale, près duquel il tombe sur la chaussée. Quelqu’un essaie d’éteindre son corps avec un manteau. Encore conscient, Palach demande aux personnes présentes de lire la lettre qu’il a laissée près de la fontaine. Après quelques minutes, une ambulance qui passe par hasard s’arrête sur place. On transfère le jeune homme au service des urgences de l’hôpital, où le médecin traitant constate des brûlures de deuxième et de troisième degré sur presque 85% de son corps. Trois jours plus tard, il mourra de ses blessures.

Pour bien comprendre la portée de cet évènement, il est nécessaire de changer de saison. Au printemps de 1968, sous la houlette d’Alexander Dubcek et de Ludvík Svoboda, les citoyens tchécoslovaques revendiquent un «socialisme à visage humain». La libération de la presse, des réformes démocratiques, un épanouissement culturel, une ambiance légère et enthousiaste – à bout de souffle, le pays respire l’air de la liberté. Mais ce court printemps est étouffé au cours d’une seule nuit. Le 21 août 1968, les chars des troupes du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. En moins de 24 heures, tout le pays est occupé. C’est le commencement d’une période connue sous le nom cynique de «la normalisation»; marquée par des arrestations massives, des exils forcés et l’annulation systématique des réformes libérales. L’historien Kurt Treptow utilise les premières lignes du Conte de deux villes de Charles Dickens (écrit originalement en référence à la Révolution française) pour illustrer ce choc national et ses conséquences: «C’était le meilleur et le pire des temps, le siècle de la sagesse et de la folie, l’ère de la foi et de l’incrédulité, la saison de la lumière et des ténèbres, le printemps de l’espérance et l’hiver du désespoir.»

L’invasion a scindé Prague en deux, un avant et un après. Avec son geste désespéré, Palach essaie de la réunir, de lutter contre la résignation et la léthargie. Et il réussit – bien que ce ne soit que pour quelques semaines. Son action provoque une énorme vague de solidarité: le lendemain de sa mort, une procession à laquelle participent des dizaines de milliers de personnes traverse Prague. Dans beaucoup de villes, des processions semblables se déroulent. Une grève nationale symbolique de cinq minutes lui rend hommage et, le jour de son enterrement, la place Venceslas est bondée. L’histoire a démontré que cette période de résistance intense ne persista que temporairement. Mais comme si l’esprit de Palach sommeillait dans l’inconscient collectif des Tchèques et des Slovaques, il rejaillit exactement vingt ans plus tard: le 15 janvier 1989, les membres d’opposition annoncent le commencement d’une «semaine Palach». Elle marquera le début de la Révolution de velours et la chute du régime communiste.

Les jours qui suivent l’immolation de Palach, les gens expriment de vive voix toute leur sympathie pour le jeune homme, mais peu approuvent la mesure radicale et dramatique qu’il a prise. Dans un discours à la télévision nationale, Ludvík Svoboda résume le ton dominant dans la population: «Ce dimanche, un jeune homme, Jan Palach, est décédé. Il était une personne de nature noble avec des aspirations honnêtes. Comme président et citoyen de notre République, je n’arrive pas à taire mon avis que celle-ci n’est pas une bonne façon d’exprimer ses convictions politiques.» Néanmoins, dans les mois suivants, au moins six sympathisants lui feront écho, dont le plus célèbre Jan Zajíc, lui aussi jeune étudiant, qui se désigne «la torche N° 2».

Malgré (ou grâce à?) sa force archaïque, la pratique de l’immolation par le feu est encore très présente de nos jours. Un des cas les plus connus est celui du Tunisien Mohamed Bouazizi, dont la mort a déclenché le printemps arabe. Les exemples sont cependant nombreux; en 2013, ils s’étendent de la France aux Etats-Unis en passant par l’Espagne, la Bulgarie et le Tibet.

Michael Biggs, sociologue à l’Université d’Oxford, a synthétisé plus de 500 cas d’immolations des années 1960 à nos jours. Son analyse révèle que ni le degré de religiosité, ni les récompenses supranaturelles ne représentent un motif significatif pour les activistes qui recourent à cette pratique. De plus – et Biggs souligne ce résultat – on ne trouve pas plus de problèmes psychopathologiques chez ces individus. Dans la plupart des cas, l’immolation était précédée par une longue phase de considération rationnelle. Il ne s’agit pas d’une action d’un psychopathe ou d’un fondamentaliste, mais d’un citoyen ordinaire, qui se sert de moyens extraordinaires. Contrairement à un terroriste suicidaire, l’acteur n’a pas l’intention de faire de tort aux autres. Confondre l’action de Palach avec un suicide serait également erroné. Pour Michel Foucault, la question du «pourquoi» devrait être la seule à ne pas poser à propos du suicide. Dans le cas de l’immolation, par contre, l’activiste nous l’impose.

Biggs observe un effet étonnant: les gouvernements des pays où ces événements ont eu lieu n’étaient pas nécessairement autoritaires ou totalitaires – bien au contraire. En effet, l’auteur trouve un lien positif entre le degré de démocratisation d’un pays et la fréquence des immolations. Comment pourrait-on interpréter cette tendance? Palach s’est retrouvé face à un pouvoir perçu comme omnipotent et imperturbable. Aujourd’hui, les relations de pouvoir sont devenues beaucoup plus diffuses. Les grands problèmes et menaces contemporains sont moins concrets qu’une armée de chars devant nos portes. La stratégie de l’immolation représente la réduction radicale de cette complexité. Sa vraie force provient de la rupture du tabou suprême de notre existence: elle rend public le moment le plus intime. Le corps devient le porteur, le transmetteur d’un message. Les convictions, les valeurs, les principes de l’individu sont littéralement incorporés dans son acte. Aussi macabre que cela puisse paraître, l’immolation par le feu est une forme de contestation extrêmement égalitaire: face à la mort, tous les êtres humains sont réduits à leur essence purement corporelle, à leur caractère éphémère.

Une semaine avant de commettre son action, dans le train qui l’amenait à son village natal de Všetaty, Palach a rencontré par hasard une de ses anciennes enseignantes. Selon elle, au cours de cette discussion, ses pensées tournaient autour d’une seule phrase: «Quelqu’un devrait faire quelque chose». Ce besoin d’agir, cette urgence de «faire quelque chose» a l’air d’avoir été une constante dans la vie de ce jeune homme. Pendant ses recherches, le journaliste Jirí Lederer, auteur de la biographie de Palach, est tombé sur un bout de papier que celui-ci avait découpé d’un livre pour le coller à l’intérieur d’une armoire de cuisine: «Il ne suffit pas d’avoir des grandes pensées, on doit aussi être capable de les articuler.» Palach avait complété cette phrase à la main: «… et les faire aboutir.» Palach n’était pas fatigué de son existence ou dégoûté de sa vie. Il avait faim et soif d’une vie fondamentalement différente.

Trouver les chemins de la liberté

A Vevey, au bord du lac, se trouve une stèle à la mémoire de Jan Palach. Sur son socle est inscrite une citation de Václav Havel, homme de lettres, résistant et président de la Tchécoslovaquie, qui dit: «Le sacrifice de Jan Palach est devenu un appel pour trouver les chemins de la liberté». Qu’est-ce que cela implique pour nous, quarante-cinq ans après la mort de ce jeune homme? Palach lui-même était assez intelligent et modeste pour savoir que le chemin qu’il avait choisi n’était pas nécessairement le seul. Conscient de la pression morale de son héroïsme, il s’est rétracté deux jours avant de mourir et a retiré son appel aux autres torches. «L’homme doit se défendre contre le mal qu’il est capable d’affronter à un moment donné», a-t-il dit à l’hôpital, tout en sachant que cette capacité diffère pour chaque individu.

Quelques jours plus tard, auprès de sa tombe, un prêtre a prononcé le discours suivant: «Dans ce siècle cynique, où les autres nous terrifient et où nous les terrifions en retour, où nous avons peur de notre petitesse intérieure, nous avons été amené à nous poser une question qui peut nous faire grandir: qu’ai-je fait pour les autres, quel est mon cœur, quel est mon but, à quoi je sers, quelles sont les valeurs les plus importantes pour moi?» Peut-être, le véritable message que nous a transmis Palach par son acte est de nous poser ces questions de temps en temps.

Notes[+]