Chroniques

Travail féminin

Mauvais genre

Rien de tel qu’un travail hors du foyer pour qu’une femme s’épanouisse. C’est en tout cas ce dont on a souvent essayé de me persuader; quoique sans grand succès, au désespoir de plusieurs de mes amies. Il faut dire que je n’ai jamais été moi-même un homme du dehors; je sors peu, ma vie tient aisément entre deux pages, lues ou écrites dans le secret d’une chambre. Gagner sa vie, être indépendant: oui, c’était des impératifs familiaux, et je les ai faits miens. Je n’ai jamais nourri le rêve d’être entretenu; j’ai fait en sorte d’avoir un emploi que j’aime, et j’ai eu la chance de l’obtenir, de pouvoir enseigner au niveau universitaire. Mais si j’ai entrepris de longues études, c’est précisément parce que j’ai toujours eu conscience qu’il y a travail et travail; que derrière le même mot peuvent se cacher des réalités totalement différentes, et parfois loin d’être enthousiasmantes.

A l’adolescence, j’ai découvert avec passion le socialiste Paul Lafargue – l’homme et l’œuvre: le gendre de Marx qui, en 1911, à près de 70 ans, avait décidé sereinement de quitter une existence qu’il estimait avoir suffisamment duré; l’auteur aussi du Droit à la paresse, qui s’élevait avec force contre cette «étrange folie», à savoir l’amour que la classe ouvrière de l’époque vouait au labeur salarié. Avec Lafargue, je m’étais imaginé qu’un jour viendrait où les machines, sans nous dispenser des meilleures activités, nous libéreraient de ce que ce travail conserve encore, en filigrane, de son étymologie, qui renvoie aux entraves d’un instrument de torture.

Ces dernières décennies, pourtant, il n’a cessé d’être revalorisé. Lorsqu’il est bien rémunéré. Mieux (du moins pour l’employeur): quand il est sous-payé. Plus encore: quand il est bénévole. Et par-dessus tout, quand il s’agit du travail féminin. Mais je persistais à ne pas vouloir comprendre que la promotion de la femme doive en passer par là. J’avoue que j’ai même commencé à ricaner, assez récemment, en apprenant que certaines femmes et certaines entreprises se félicitaient des opportunités offertes par l’ordinateur: celui-ci permet en effet de se livrer à toutes ses activités professionnelles en son domicile. J’avais cru naïvement que le travail permettait à la femme au foyer d’en sortir: on l’y cloue doublement, par Internet et la layette, et il paraît que c’est un progrès formidable.

Mais ce n’est là qu’une preuve parmi d’autres de mon mauvais esprit. Et j’ai dû revenir à de meilleures considérations. Grâce au président d’economiesuisse (en un souffle et sans majuscule), cette Fédération des entreprises helvétiques qui ne cache pas sur son site qu’elle «effectue un travail de lobbying intense» auprès du gouvernement, de l’administration et du Parlement, et qui sait donc utiliser des arguments de poids. En février prochain, l’initiative UDC «contre l’immigration de masse» sera soumise au peuple. L’heure est grave pour l’économie suisse, et par voie de conséquence pour economiesuisse, qui se prononce fermement pour le rejet de ladite initiative. Non qu’elle s’inquiète vraiment des difficultés d’embauche qui découleraient de son acceptation: on a toujours réussi à s’accommoder du travail clandestin, et il y aura toujours des sans-papiers. Mais c’est tout de même un problème, ces étrangers – la main-d’œuvre est volatile, on perd du temps à les former, on a de la peine à s’en faire comprendre, ils ne connaissent pas toujours nos usages….

La solution était pourtant simple; il revient à Heinz Karrer d’avoir su la formuler de manière claire et directe: «Si davantage de Suissesses travaillent, nous aurons besoin de moins d’étrangers.» Avec les femmes, nous disposons d’une «force de travail» insuffisamment exploitée. Et puis, l’un de ses collègues romands l’a précisé dans un journal de la RTS: la femme est complémentaire de l’homme; elle a d’ailleurs parfois «des idées remarquables» dont l’entreprise peut profiter.

J’ai l’impression qu’il n’a pas tort. Mais son affirmation me surprend. Car si j’ai bien compris, il s’agit de remplacer les étrangers. Or on n’en a jamais attendu des idées. Il vaut d’ailleurs mieux qu’ils n’en aient pas; ou qu’ils les gardent pour eux. Ceux qu’on engage hors Schengen, et qui sont visés par l’initiative, ne sont généralement pas des intellectuels. Il conviendrait alors de mettre plutôt l’accent sur l’engagement personnel, sensible, des femmes, sur leur dévouement, leur aptitude à travailler à toute heure (elles savent ce que c’est que de se lever la nuit quand bébé pleure), pour des salaires – disons: respectables. Ayant frotté, mouché, torché durant des siècles, elles devraient accepter les emplois assez ingrats qu’on a trop libéralement laissés aux immigrés. Oui Mesdames, pour résoudre le problème des petites et grosses mains, pour faire échec au populisme de l’extrême-droite, montrez-nous que vous avez le sens des responsabilités: au turbin! Vous ne vous en épanouirez que davantage, avec la certitude du devoir accompli.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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