Chroniques

La barbe!

Mauvais genre

Je crois encore au Père Noël, qui a ma foi une fort belle barbe. J’aurais plus de doutes en ce qui concerne Guillaume Tell. Mais j’ai dû me résoudre à ne plus croire aux Trois Suisses du Pacte originel. Il me faudra pourtant réviser mon jugement: pour la télévision suisse, toutes chaînes confondues, Stauffacher (lui du moins) a autant de réalité qu’Alfred Escher; et assurément davantage que les femmes qui hantèrent nos helvétiques plaines et alpages après les derniers ures mais avant cette année 1860 où, à ce qu’il paraît, s’est décidée à tout jamais la nature de notre identité nationale. Aucune d’entre elles, en effet, n’a été retenue pour la série «Les Suisses», aux côtés ou à la place des six glorieux qui méritaient d’y figurer. On pourrait en rire. Les Femmes socialistes s’en sont indignées.

Il semble donc qu’il faille prendre au sérieux les séries télévisées qui se prétendent historiques, et par la même occasion nos télécrates – alors que ces joyeux drilles avaient sans doute déjà tout prévu, choisi la date butoir en fonction de leur ludique intention: «Allez les gars, on envoie les barbus, ça va couiner dans le gynécée.» Et de se taper les cuisses avec des rires unterwaldiens.

Ça a couiné. C’était inévitable, et c’est rageant. On finit toujours par tomber dans le piège du comique à répétition, comme chez Molière: «Et les femmes?» Il faudra bien qu’elles montent dans cette galère. Commence alors l’autre petit jeu, tout aussi médiatique: «Cherchez la femme!» Chacun s’y met, et le quotidien orange bonbon a bien sûr relevé le défi. Il en a trouvé quelques-unes, la plupart hors concours parce que nées trop tard. Mais deux d’entre elles pourraient avoir l’antiquité requise: Wiborada, première femme à entrer au calendrier des saints pour s’être fait trouer le crâne par les Hongrois le 1er mai 926; et Regula Engel-Egli, qui se lança avec époux et fils sur les champs de bataille napoléoniens. Une trucidée, une faiseuse de macchabées: bel équilibre. Mais chipotons, c’est dans les règles du jeu: quand la nonnette offrait son beau front aux héritiers d’Attila, les fils de Tell ne sautaient pas encore sur les genoux de Dame Helvetia; et se faire pincer l’oreille à Waterloo par l’impérial viandard n’est pas tout à fait participer à la construction de la Suisse.

Le petit jeu n’est donc pas terminé. Il y en aura d’autres d’ailleurs, en ce mois de novembre où notre identité nationale est passée au ripolin télévisuel.

Mais cette conception de l’histoire date elle aussi d’avant 1860. Laissons-la où elle est: autre chose me pose problème. Ce besoin qu’on a maintenant de monter sur la grand-scène. Nous «les Suisses», d’abord: j’aimais les trois primitifs du Grütli précisément en ce qu’ils étaient assez bouseux. Les femmes, ensuite: j’appréciais que leurs visages ne se détachent pas sur fond de batailles, servage et autres affligeantes couillonnades. Certaines y participèrent sans doute, qui n’étaient pas toujours des tendres; mais sur les hauts tréteaux de la sanglante Histoire, elles figuraient plutôt comme comparses.

Un certain féminisme aux nobles ambitions veut désormais qu’elles chaussent les mêmes cothurnes que les premiers rôles masculins. Pourquoi non? Si l’on a d’un côté Nicolas de Flüe et le Général Dufour, pourquoi ne trouverait-on pas de l’autre Wiborada la sainte et Regula la soldate? Au grimpion la grimpionne, le Mönch et la Jungfrau seront bien gardés.

Le malheur est que les «valeurs» des unes ne se différencient plus guère de celles des autres; et j’ai du mal à comprendre qu’elles soient soutenues par des femmes ou des hommes qui se disent de gauche. En 1830, s’élever dans la société relevait de l’idéologie libérale; c’était le Sorel du Rouge et le Noir qui, fils de paysan, devenait M. de La Vernaye. On ne changeait pas l’échelle: on voulait simplement pouvoir gravir les échelons. Aujourd’hui je n’entends plus que ça, dans mon oreille gauche comme dans la droite: pas assez de femmes dans les conseils d’administration, les directions, les instances supérieures… Il y a quarante ans, je nous croyais lassés des chefs: à présent on nous promet des cheffes, on en veut, on les pousse, et il paraît que ça donnera une société égalitaire. Une égalité qui penche fortement d’un côté, celui qu’on veut considérer comme le haut, et qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un faciès barbu. Je me souviens d’une poétesse genevoise qui avait réclamé la destruction d’ouvrages scolaires où l’on trouvait des énoncés du genre Jean fait du ski, Lucie mange une glace. Car les plaisirs gustatifs étaient dévalorisants, alors qu’affronter la pente (et le remonte-pente) offrait apparemment de viriles jouissances à l’arpenteuse de vers bisyllabiques. Je suis heureux qu’elle ait laissé la crème glacée à l’homo que je suis; mais je la lécherais bien volontiers avec Lucie en regardant les barbus faire les zouaves à la télévision avec cuirasses et tromblons. Si du moins ces petits jeux-là valaient la peine qu’on s’y intéresse.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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