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Les femmes, éternelles oubliées de l’Histoire

TÉLÉVISION • La série de films «Les Suisses», concoctée par la SSR, fait polémique. Le choix de six figures ayant marqué l’Histoire suisse brille par l’absence des femmes, s’indigne Huguette Junod.

La RTS a eu la bonne idée de créer une série de quatre films autour de six personnalités qui ont marqué l’Histoire suisse, et seront diffusés en prime time sur RTS I du 6 au 30 novembre: Werner Stauffacher, Nicolas de Flüe, Hans Waldmann, Guillaume-Henri Dufour, Stefano Franscini et Alfred Escher. Les femmes représentent 50% de la population, mais aucune n’a été considérée comme digne d’avoir marqué les 400 ans d’histoire retenus: de la naissance de la Confédération (XIVe-XVe siècles) à l’avènement de la Suisse moderne au XIXe siècle.

Les têtes pensantes qui ont imaginé cette série se situent dans la droite ligne de ce qui se passe depuis que l’écriture existe: les textes fondateurs (les mythologies, la Bible, le Coran, les lois, etc.) ont été écrits par les hommes pour les hommes, les femmes n’y ont aucune place, sinon celle de procréatrice et de servante.
Malgré tout, un certain nombre de femmes se sont illustrées au cours des siècles. Je n’en citerai qu’une: Hildegard von Bingen (Allemagne, XIIe siècle), génie d’esprit universel en théologie, musique (elle fut la première au monde à composer), littérature, linguistique, médecine, fondatrice des sciences naturelles, qu’on pourrait comparer à Léonard de Vinci, mais dont je n’ai entendu parler que bien après mes études.

Venons-en à la Suisse, sujet de cet article. Marie Dentière, théologienne, dialoguait avec Calvin. Michée Chauderon fut la dernière sorcière brûlée à Genève (en 1652). Anna Göldin fut accusée de sorcellerie et décapitée à Glaris en 1782, elle figure parmi les dernières qui furent exécutées en Europe. Marguerite Champendal, médecin, créa l’Ecole d’infirmières du Bon Secours. La brillante Germaine de Staël, Jeanne-Henriette Rath, fondatrice du musée qui porte son nom, cette liste n’étant de loin pas exhaustive.

Dans la période retenue pour la série télévisée (avant le cinéma), citons une femme parmi les nombreuses qui ont œuvré pour la paix: Valérie de Gasparin (1813-1894). Elle fut de tous les combats: pour aider les pauvres, contre l’esclavage, contre la traite des jeunes filles. En 1854, durant la guerre de Crimée, elle déclencha un vaste mouvement de solidarité. En 1859, appelée par Henri Dunant, elle s’associa à la première mission internationale de secours aux victimes de combats. La même année, elle fonda la première école d’infirmières du monde, qui deviendra «La Source».

Braquons enfin le projecteur sur la féministe Marie Goegg-Pouchoulin (1824-1899), qui a précédé dans l’Histoire Marga Bührig et Emilie Gourd. C’est elle qui fonda, en 1868 à Genève, la première société féministe en terre romande, et l’Association internationale des femmes, dont le but était de soutenir les efforts tendant vers la paix et les droits des femmes. Elle fonda le Journal des Femmes, premier journal féministe suisse. On lui doit par ailleurs l’admission des femmes à l’université de Genève.

L’Histoire n’est pas un monolithe. Chaque époque revisite son passé par rapport à ses nouvelles connaissances et valeurs. Il est évident que si l’on ne s’intéresse qu’aux chefs de guerre (trois sur six dans la série en question) ou aux pionniers de l’industrie, on ne trouvera que des hommes. En revanche, si l’on s’intéresse au peuple, on trouvera autant de femmes que d’hommes. Or, ce sont les peuples qui sont la chair de l’Histoire.

Les travaux scientifiques actuels tendent à montrer que les éléments civilisateurs ont toujours été le fait des femmes: la conservation du feu, la poterie, le tissage, l’agriculture, etc. Il semble même que les fameuses peintures des grottes furent réalisées par des femmes, les études s’étant penchées sur les dimensions des mains.

Après leur règne, on a martelé les pierres et cartouches qui portaient le nom de la reine Hatchepsout et de la reine Zénobie de Palmyre; on a systématiquement écarté les œuvres de Sappho en ne les recopiant pas; on décapita Olympe de Gouges, qui avait réclamé que les Droits de l’Homme fussent aussi ceux de la Femme. On criait «A poil!» contre les suffragettes qui montaient à la tribune; tout récemment, à l’Assemblée nationale française,
un Néandertalien s’est permis de pousser des gloussements de poule pendant qu’une députée parlait…

En 2013, il semble qu’on en soit encore là: les femmes n’existent pas ou on les nie. Renseignement pris, le choix des six personnalités a été élaboré par une commission de quatre journalistes et historien-ne-s de la Suisse allemande, du Tessin et de la Romandie, comprenant deux hommes et deux femmes.
Parler de Michée Chauderon ou d’Anna Göldin, c’est soulever un sombre pan de l’Histoire, qui a tenu pendant des siècles comme déviant tout comportement qui s’écartait de la doctrine rigide imposée par l’Eglise catholique, les femmes ayant payé le plus lourd tribut (dix mille femmes accusées de sorcellerie pour mille hommes en Europe). Parler de Valérie de Gasparin, c’est mettre en lumière le combat des femmes pour la paix, de Lysistrata à nos jours, et montrer les conséquences des guerres dans le quotidien, ce qui aurait été un pendant éclairant aux actions de trois chefs de guerre. Parler de Marie Goegg-Pouchoulin, c’est aborder la question fondamentale des droits, notamment ceux des femmes (la moitié de la population), qui ont acquis, en 1971 seulement en Suisse, celui d’être considérées comme des personnes et des citoyennes à part entière.

Près de cinquante ans après Mai 68, que faut-il faire pour que nos têtes pensantes le comprennent?
 

* Ecrivaine.
Pour de plus amples informations sur la place des femmes dans tous les domaines, cf. Huguette Junod, Si les femmes nous étaient contées…, guide méthodologique, accessible sur http://rd.edutonic.net/archives/realisa/travaux/francais/frand5-1.html

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