Chroniques

Distinguer ses amis

Mauvais genre

On ne nous aime plus. Il fut un temps où l’on pouvait agiter son passeport: un peu de blanc, en croix sur un fond rouge. Et aussitôt des sourires s’épanouissaient sur les visages. Nous faisions des heureux, par notre seule existence, laborieuse et modeste. A présent c’est fini; nous n’avons plus d’amis. Il faudrait nous en faire à nouveau. Mais comment? Qu’avons-nous à offrir, qui puisse nous concilier les esprits, nous ouvrir les cœurs? Les Belges, qui avaient pourtant la frite, nous disputent le chocolat. Il nous reste nos montres, que les Chinois finiront bien par nous voler; nos montagnes et nos lacs, dont certains jaloux s’obstinent à répéter qu’ils ne valent pas la mer. On n’ose même plus évoquer nos spécialités culinaires, que les goûts anorexiques d’aujourd’hui laissent au fond du caquelon. Nous bénéficiions d’une certaine réputation – mais on ne tient plus trop à celle de terre d’accueil; celle de sérieux fait sourire, celle d’honnêteté ricaner. Notre étoile a bien pâli.

On essaie encore, du côté de Berne, de mettre en avant la qualité de notre diplomatie. Le reste du monde prétend s’en passer. Mais nous avons nos diplomates. Un du moins, l’ambassadeur de Suisse à Paris, qui a pris à cœur de défendre notre image; et qui vient d’émettre une lumineuse idée: «La Suisse doit donner des médailles à ses amis.»

Remettons les choses dans leur ordre logique: distribuons d’abord des médailles, et ensuite, par ce biais, nous aurons des amis. Mais choisir ses amis parmi des étrangers est toujours délicat. Il faudrait procéder avec discernement, et prudence. Notre ambassadeur songe à des domaines bien précis, ceux de l’économie, de la politique, de la culture, du sport. J’écarterais d’emblée les artistes: on sait qu’ils ont souvent mauvais esprit. Les révélations sur le dopage ont terni la gloire des athlètes. Nous venons d’essuyer de cruelles trahisons dans le monde de la finance internationale. Et en ce qui concerne la politique, nous avons fait quelques mauvaises expériences autrefois. En 1937, l’université de Lausanne conférait le titre de docteur honoris causa à l’un de ses anciens étudiants les plus en vue, du moins sur les continents européen et africain; six ans plus tard, c’est un autre genre de cordon qu’on passait au cou de Mussolini. Heureusement, les noms de Mobutu ou de Pieter Botha ne disent plus grand-chose aux jeunes générations; et notre légendaire sens de la propreté nous a bien aidés à remplir les poubelles de l’Histoire.

Mais qui ne risque rien n’a rien. Nos voisins français nous ont d’ailleurs montré l’exemple depuis longtemps: les distinctions y surabondent, officielles ou non. Et l’on accourt de toute la planète pour baiser une barrette, lécher une rosette, se les faire mettre en écharpe, en sautoir. Ils ont la Légion. Il nous la faut. Pas l’étrangère, qui n’a jamais accueilli que des têtes brûlées: mais la Légion d’honneur, qui permet la reconstitution d’une petite aristocratie méritante en République, avec ses chevaliers, ses commandeurs, ses grands-croix! Or pour ce qui est de la croix, nous avons toujours su la manier: rouge ou blanche, sur le drapeau, comme emblème ou aux murs de l’école valaisanne.

Elle a été un peu galvaudée toutefois. Il nous faudrait davantage distinguer nos distinctions; les rendre proches du terroir, reflétant la nature profonde de notre pays et de nos concitoyens, pour que d’autres ne soient pas tentés de s’en emparer. J’imaginerais ainsi – ce n’est qu’une suggestion – un Ordre de la Pelle à Raclette pour les financiers susceptibles de ramener dans nos coffres les fonds bancaires qui les ont désertés; ou celui de la Panosse Blanche pour les quelques politiciens qui, par une helvétophilie ne reculant pas devant l’audace, accepteraient de nous confier leur réputation d’intégrité. Un vrai poète saura mieux que moi trouver les justes dénominations, déterminer la forme, la taille, le poids des décorations; je songe par exemple à Oskar Freysinger, qu’on peut supposer prêt à offrir comme panache l’appendice caudal qu’il porte élégamment à l’arrière du crâne. A défaut d’exceller dans le chevaleresque, nous nous illustrerions dans le chevalin, ce qui pourrait au moins valoir pour le mérite équestre.

Un doute me taraude pourtant. Arriverons-nous à fidéliser nos décorés? Avec un collier et une médaille, c’est vrai, on s’attache un chien. Mais qui nous dit qu’ils ne lèveront pas la patte sur tout ce que nous avons de plus cher? Nous sommes entrés dans un monde où le sens de l’honneur dans sa totale gratuité s’est perdu, où la loyauté s’incline devant la vénalité la plus sordide. Il faudra passer à la caisse, j’en ai peur; distribuer les petites enveloppes. Tout ça va finir par nous coûter cher. Peut-être faudra-t-il faire une croix sur nos médailles.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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