Chroniques

Transsexismes

Mauvais genre

Bradley Manning veut qu’on l’appelle Chelsea. Avouons-le, c’est un grand soulagement. Pour lui, d’abord, qui souffrait de se sentir femme dans un corps d’homme, et peut enfin assumer publiquement ce qu’il considère comme son identité foncière, même si pour l’instant aucune intervention hormonale ou chirurgicale ne lui a été accordée. Mais la satisfaction doit être plus grande encore chez ceux que sa trahison avait choqués: comment un soldat de l’armée américaine, un homme, un vrai, donc, a-t-il pu livrer à WikiLeaks, c’est-à-dire au monde entier, c’est-à-dire à l’ennemi, des informations sur la manière dont les Etats-Unis mènent leurs guerres? Les révélations sur son homosexualité avaient fourni un début d’explication; en découvrant que Bradley dissimulait Chelsea, on comprend tout.

Du moins ceux qui, comme moi, ont reçu à l’heure du recrutement le très lucide Petit Livre du Soldat. On y trouvait, en images, cette sévère mise en garde: méfie-toi des femmes. Tu leur racontes quelque chose, elles vont immédiatement le répéter à tout le monde. La femme, c’est la passoire des secrets militaires, l’atomiseur, le vaporisateur de la Défense nationale. Soldat, si tu vois un jupon, motus!

Puis sont venues les revendications d’égalité des sexes. Les femmes ont investi certaines armées, dont précisément celle des Etats-Unis, où depuis 2011 même les homosexuels peuvent entrer sans avoir à porter de masque. Avec Bradley/Chelsea, on peut juger du résultat…

Mais la décision qu’il/elle a prise est aussi révélatrice de ce que peut représenter la transsexualité. On imagine volontiers que celle-ci vienne brouiller les frontières entre les sexes, en permettant le passage de l’un à l’autre. En réalité, c’est sans doute le meilleur moyen pour confirmer l’opposition traditionnelle entre les genres, pour repréciser ce qui est masculin, ce qui est féminin, dans des manières d’agir, de penser, de sentir.

Il y a quelques mois, un titre du Courrier (emprunté à La Liberté) affirmait péremptoirement: «Le genre ne se tient pas entre les jambes.»Le Courrier du 22 mars 2013.1 L’article qui suivait donnait la parole à une jeune femme de cinq ans qui avait été homme jusqu’à l’approche de la soixantaine. Or tous ses propos allaient à l’encontre du titre. Car si l’on recourt au bistouri, c’est bien qu’on associe ce qu’on a entre les jambes avec un certain genre dans lequel on ne veut pas se reconnaître; la transsexualité n’est alors que l’expression d’une forme de sexisme. De fait, la première réponse de l’interviewée est assez frappante: qu’est-ce qu’une femme? «C’est un bel amas de chair, car une femme, c’est beau à regarder!» Je ne suis pas sûr que la définition soit du goût de toutes celles qu’elle a voulu rejoindre; ni d’ailleurs de ceux qu’elle a quittés, et qu’elle semble situer du côté du muscle, peut-être, mais apparemment pas du beau. Ce qui rejoint des propos de vieilles dames d’autrefois: ma fille, tu es belle, ils sont moches et dégoûtants, c’est dans l’ordre des choses; ouvre les jambes et ferme les yeux. Les mâles y trouvaient parfois leur compte: même le pire des pochtrons, puant la vinasse, hydropique de corps, simiesque de face, pouvait s’emparer d’un joli brin de fille sans qu’elle ose protester.

Mais celle qui se fait désormais appeler Olivia ne se soumet pas passivement aux assauts masculins: «J’ai découvert en devenant une femme le plaisir d’être séduite. La séduction féminine déclenche des choses dont je ne me lasse pas. Elle suscite les sourires, les compliments, la drague. J’adore me faire courtiser.» Ce faisant, elle valide la répartition conventionnelle des rôles entre butineur et butinée; son changement de sexe apparaît même comme une façon de pouvoir jouer ce jeu qu’elle se refusait en tant qu’homme. Et je ne peux m’empêcher d’imaginer Olivier cassant la gueule de celui qui aurait maté ce petit cul qu’Olivia prend aujourd’hui tant de plaisir à dandiner.

Il est vrai qu’agiter ses bracelets, comme elle aime à le faire, ou mouvoir de manière très féminine «sa longue et mince silhouette», l’aurait fait passer pour une folle, avec tout le mépris qu’on met ordinairement dans ce terme. Mais la folle, pour énervante qu’elle puisse être parfois, allant jusqu’à la caricature de traits supposés féminins, offre malgré tout la possibilité d’interroger ces catégories: pourquoi ce qui est socialement accepté chez une femme ne l’est-il plus chez un homme? Le ridicule aurait-il un sexe? La faiblesse, la fragilité n’aurait-elle sa place que dans un corps de femme? C’est pourtant ce que semble murmurer Bradley en s’avouant Chelsea. Et j’en suis triste pour lui, tout en espérant qu’elle soit heureuse dans sa nouvelle identité; comme je regrette qu’Olivier ait dû attendre de devenir une sémillante sexagénaire pour pouvoir tortiller du popotin. Mais le sexisme de la société est ainsi sauf. Grâce soit rendue au bistouri, qui tranche définitivement la question.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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