Contrechamp

JAZZ ET CLASSIQUE, FASCINATION RÉCIPROQUE

CULTURE • A peine arrivé en Europe, le jazz a fasciné de nombreux musiciens classiques. La réciproque est vraie. Vincent Arlettaz pointe les complicités et les malentendus entre les deux genres musicaux.  

Un des premiers Européens à découvrir le jazz fut un musicien classique, le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet, au cours de sa première tournée aux Etats-Unis en 1916. Deux ans plus tard, le même Ansermet publiait dans la Revue romande un des tout premiers textes commentant l’avènement de ce phénomène nouveau, alors à peine sorti des quartiers populaires de la Nouvelle-Orléans. Le chef romand avait déjà perçu tout le potentiel de ce nouveau genre; son article marque l’origine de la véritable fascination éprouvée par de nombreux musiciens classiques à l’égard du jazz.

Dans les années qui suivirent, plusieurs grands compositeurs tentèrent d’intégrer à certaines de leurs œuvres des éléments de ce langage nouveau-né; ce fut le cas de Darius Milhaud, d’Igor Stravinsky (Ebony Concerto), d’Ernst Krenek (Jonny spielt auf) ou encore de Maurice Ravel (Concerto en sol). A l’inverse, il a également existé des réactions de rejet, notamment dans l’Allemagne des années 1930 – pour des raisons en partie politiques et raciales –, le jazz étant présenté comme le véhicule d’une culture africaine permissive, incompatible avec la prétendue pureté de la tradition européenne. Plus important, un autre mouvement hostile se développa au sein des écoles d’avant-garde d’après-guerre, qui entendaient voir dans le jazz une musique euphorisante et euphémisante, qui par sa facilité d’approche aurait constitué un déni des tragédies contemporaines; le musicologue Adorno fut un des porte-parole de ce mouvement de refus, qui toutefois ne perdura pas.

Globalement, il est probable que le jazz a aujourd’hui gagné le cœur de la majorité des musiciens classiques. Pour la plupart d’entre eux toutefois, ils se sentiront quelque peu mal à l’aise face à une expression qui, a priori, les interpelle, mais dont ils ne maîtrisent absolument pas les fondements. Et lorsqu’un pianiste classique annonce fièrement avoir commencé à «prendre des leçons de jazz», il suscitera le plus souvent un murmure d’approbation et de respect parmi ses collègues – même si, passé ce premier enthousiasme, l’affaire ne débouche pas sur grand-chose, et que l’on n’en entend plus jamais parler!

Qu’en est-il des jazzmen? Certains d’entre eux, paraît-il, même parmi les plus grands, issus de classes sociales défavorisées, auraient ignoré tout ou presque du répertoire classique; mais ceci ne concerne certainement qu’une petite partie de ces musiciens, si prestigieux soient-ils. La plupart de ceux que j’ai été amené à rencontrer professent le plus souvent un vif intérêt pour le classique; mieux encore, je les ai généralement sentis soucieux de montrer clairement cet intérêt, de l’appuyer même sur de véritables connaissances – souvent, de manière assez révélatrice, focalisées sur la personnalité des interprètes, alors que pour le musicien classique, le compositeur et l’œuvre sont globalement le centre d’intérêt déterminant. Pour ces artistes, le classique demeure un modèle fascinant par son aspect construit, rigoureux même, ainsi que, bien évidemment, par le potentiel technique des interprètes qui se consacrent au répertoire des concertos et des symphonies.
Entre jazz et musique classique, il existe quelques différences fondamentales: en premier lieu, le jazz est orienté de manière importante (mais non exclusive) vers l’improvisation; c’est sans doute cet aspect qui fascine le plus les musiciens classiques, qui eux-mêmes ont été pour ainsi dire spoliés de cette partie de leur art: depuis des siècles en effet, les compositeurs, étendant leur hégémonie, se sont efforcés de fixer par écrit de plus en plus de détails de l’interprétation, refusant progressivement les interventions liées à l’initiative de l’exécutant. Alors que, jusqu’au XVIIIe siècle, les interprètes étaient censés ajouter une riche ornementation de leur cru, sur les propositions parfois squelettiques des compositeurs, dès l’époque romantique, on considère qu’ils n’ont qu’à suivre à la lettre les indications de la partition, sans jamais en dévier; leur rôle devient purement celui de la réalisation sonore, et l’ajout de formules mélodiques personnelles sera considéré comme une trahison, un véritable assassinat de l’œuvre.

En classique, le seul domaine où l’improvisation s’est maintenue est en fait la musique d’orgue, les cérémonies religieuses ayant toujours eu besoin de minutages à la fois très précis et profondément imprévisibles. Le jazz a suivi une évolution globalement inverse, développant considérablement la part de l’improvisation, dans l’espace de quelques décennies qui s’étend entre les premiers enregistrements du style New Orleans et les expérimentations disjonctées du free jazz, dans les années 1960. Une autre différence majeure entre classique et jazz réside dans le rythme: il est beaucoup plus libre dans le jazz; et cette liberté, elle aussi, fait des envieux. Son caractère syncopé, asymétrique, lui donne un aspect un peu fou, voire sauvage, qui contraste avec le côté sage, droit, voire parfois raide, du rythme classique. En même temps, on ne prête pas forcément attention au fait que le rythme du jazz, toujours relativement proche de ses origines dansées, a globalement quand même moins de variété, étant presque toujours basé sur un débit ternaire (le fameux «swing»), dans un tempo plus ou moins rapide, mais toujours selon une pulsation assez physique, charnelle; alors que le classique peut alterner des ambiances très diverses, qui vont du martial au lascif, en passant par le fiévreux, le mystique ou le printanier.

Enfin, la conception même du son est très différente, entre jazz et classique; un peu comme pour le rythme, on pourrait opposer ici un côté rebelle, indomptable, ébouriffé, pour le jazz, et un aspect plus digne, plus contrôlé, parfois plus guindé, pour le classique, dont la principale force est la pureté, le sens de la ligne claire. Pour parler en termes simples, on pourrait dire que le classique privilégie les couleurs transparentes et lisses, le jazz les sonorités rauques, expressives, ne reculant pas même devant le son «sale», considéré comme plus vivant. C’est cette différence fondamentale de conception surtout qui explique – à mon avis – que la plupart des tentatives faites pour fusionner jazz et classique dans une même composition n’ont abouti qu’à des résultats relativement frustrants.

Mais il existe aussi des similitudes tout aussi profondes entre jazz et classique – certaines ont même été étrangement ignorées. Ainsi, tous deux ont en commun de ne pas être des formes de musique populaire. Les musiciens classiques se méprennent souvent à cet égard par rapport au jazz, dont la diffusion plus large les rend souvent envieux; il est pourtant évident que le jazz a ses connaisseurs, tout aussi exigeants et exclusifs que les amateurs d’opéra, et que, d’autre part, il n’a pas d’impact notable sur les franges les plus jeunes du public. En second lieu (et ce n’est peut-être ici qu’un corollaire du premier point), jazz et classique se plaisent à cultiver recherche et complexité; la chose est évidente pour le classique, qui a évolué en mille ans du plain-chant au dodécaphonisme; mais le même phénomène se retrouve, sur une échelle chronologique beaucoup plus serrée, pour le jazz, entre les grilles transparentes de ses débuts à la Nouvelle-Orléans, et les délires quasi atonals du free jazz des années 1960, en passant par les raffinements harmoniques du be-bop des années 1940. Bien des musiques de jazz d’après-guerre semblent même prolonger les recherches sonores d’un Ravel ou d’un Stravinsky, qui leur sont bien antérieures.

Pour conclure, j’aimerais citer une anecdote qui illustre bien, à mon avis, la fascination réciproque – mais aussi la méconnaissance relative – qui existe souvent entre jazzmen et musiciens classiques. L’histoire est rapportée par le luthier Jean-Jacques Rampal1 value="1">Stéphane Grappelli, un siècle de jazz, documentaire de 120 minutes, par Jean-Pierre Zirn, diffusé sur la chaîne télévisée Mezzo le 21 juillet 2013.1, qui reçoit un jour dans son atelier Stéphane Grappelli. Ce dernier, intimidé, cesse de jouer lorsqu’il entend dans la salle voisine un musicien classique jouer un concerto du répertoire. «Qui est ce violoniste fabuleux? Je n’ose plus jouer; vous comprenez, je n’ai jamais fait d’études de conservatoire.» Le luthier va alors chercher Maxime Vengerov: «Permettez-moi de vous présenter M. Stéphane Grappelli». Et le jeune virtuose russe de s’exclamer: «Grappelli… ce n’est pas possible, mais c’est mon idole absolue!»

* Musicologue. Paru dans CultureEnjeu n° 31, septembre 2013, www.cultureenjeu.ch

Notes[+]

Opinions Contrechamp Vincent Arlettaz

Connexion