FÉMINISME D’ÉTAT ET RACISME D’ÉTAT
«Là où les situations concrètes et les comportements concrets d’une société se révèlent trop en contradiction avec sa morale théorique, le langage changera, tendant à établir un compromis entre une morale qu’on ne saurait nier et des conduites qu’on ne pourrait abandonner.»
Colette Guillaumin,
L’idéologie raciste, 1972.
L’information a été accueillie sans sourciller par la majeure partie de la presse romande. Le Conseil fédéral approuvait le 8 mars un projet de loi relatif à «l’intégration des étrangers», restreignant encore davantage les conditions d’autorisation de leur établissement en Suisse. L’effet d’annonce s’est fondu dans une logique devenue aussi routinière qu’implacable. C’est un nouveau durcissement des critères d’obtention d’un permis de séjour qui est ainsi imposé aux «étrangers» et qui, cette fois, est justifié entre autres sur la base du principe constitutionnel de «l’égalité de l’homme et de la femme».
«Seuls les étrangers intégrés pourront obtenir une autorisation d’établissement, a décidé le Conseil fédéral. Il a transmis vendredi au Parlement son projet de loi pour encourager l’assimilation mais aussi sévir contre les personnes qui ne font pas assez d’efforts. La loi sur les étrangers fixera désormais les critères d’une bonne intégration. Les étrangers devront se faire comprendre dans une langue nationale, respecter la sécurité et l’ordre publics, les valeurs de la constitution comme l’égalité entre hommes et femmes et vouloir prendre part à la vie économique ou acquérir une formation» (dépêche swissinfo.ch, 8 mars 2013).
A Viol-Secours, nous ne pouvons pas rester sans réagir face à cette prétention de l’Etat suisse à s’ériger en donneur de leçons d’égalité des sexes. De par notre travail, nous constatons au quotidien la double discrimination que vivent dans ce pays les femmes qui n’en sont pas ressortissantes – c’est-à-dire en tant que femmes et en tant que privées des droits dont bénéficient les Suisses-se-s. Dans ces conditions, il nous apparaît scandaleux que cet Etat, qui maintient nombre d’entre elles dans une zone de non-droit par une politique migratoire toujours plus restrictive, se saisisse d’un argument féministe pour justifier ce nouveau critère de tri entre les «étrangers» jugés assimilables ou non.
Cette nouvelle démonstration de virilité nationale s’inscrit dans la logique du «contrat d’intégration». Il s’agit là d’une pure mystification, comme si les deux parties au «contrat» pouvaient s’asseoir de part et d’autre d’une table, délibérer de manière réciproque et signer en toute liberté l’acte qui définira leurs droits et devoirs respectifs, alors qu’en définitive l’Etat se réserve le monopole du pouvoir de décider si, oui ou non, le «contrat» aura été respecté. Commentant la nouvelle loi, la ministre du Département fédéral de justice et police a cru bon de préciser que «c’est une loi d’intégration, pas d’assimilation» et que «les étrangers ne se verront pas contraints d’abandonner leur culture» (Le Temps, 9 mars 2013). Prudence rhétorique mise à part, il faut bien se résoudre à constater que le vocabulaire de l’assimilation, que Colette Guillaumin a décrit comme étant, avec le meurtre, la forme extrême que prend la négation de l’Autre, a acquis ses quartiers de noblesse en Suisse, puisque cette nouvelle mesure légale est présentée dans la presse sans gêne apparente comme devant «encourager l’assimilation». Tuer (des requérants d’asile dans l’avion de leur renvoi forcé) et assimiler (des cultures jugées incompatibles avec «la nôtre»): voici deux répertoires d’action désormais admis en Suisse lorsque les cibles en sont des «étrangers».
C’est maintenant au nom de l’égalité des sexes qu’on veut nous faire accepter cette politique indéfendable. Parmi les valeurs censées être celles de la «culture suisse» et auxquelles il est désormais ordonné aux «étrangers» de s’adapter, figure celle de «l’égalité entre hommes et femmes». S’ils étaient logés à la même enseigne, à peu près tous les citoyens suisses pourraient être déchus de leur nationalité, car «respecter l’égalité des sexes» est un projet collectif et individuel qui n’est pas prêt d’être abouti. Cela n’empêche pourtant pas que nous assisterons de plus en plus fréquemment à ce spectacle médiatique qui consiste à voir des individus parmi les plus misogynes ou antiféministes de ce pays se sentir légitimement autorisés à professer publiquement des leçons d’égalité des sexes aux «étrangers». Ces discours alimentent le fantasme de la pureté et de la supériorité d’une nation suisse qui aime à se voir comme le pays des «droits humains» et de l’égalité entre les sexes.
Pour les personnes qui luttent activement et concrètement contre les violences faites aux femmes – quelles qu’elles soient – dans ce pays, cet ordre de marche sonne comme un appel à la collaboration auquel il s’agit impérativement de résister. Force est de constater que le contexte actuel n’y est pas favorable, puisque l’institutionnalisation galopante des mesures contre les violences faites aux femmes est prise en tenailles par deux tendances réactionnaires: les masculinistes d’un côté, dont l’idéologie préside désormais à la gestion officielle des violences sexuelles et, de l’autre côté, un féminisme d’Etat qui a déjà en bonne partie choisi de collaborer à la racialisation des questions égalitaires. Face à ces détournements, il faut rappeler que, tout comme le racisme, le sexisme tue en Suisse, et il tue par des mains d’hommes, pas d’«étrangers».
Racisme et sexisme institutionnalisés: le cas de l’Office fédéral des migrations
Le détournement de la lutte contre l’inégalité des sexes a pour contrepartie une cécité toute particulière aux inégalités que l’on pourrait dire «bien de chez nous» et qui sont reproduites par les institutions elles-mêmes. Ainsi l’Office fédéral des migrations (ODM), organisme qui se trouve au cœur de la mise en œuvre des politiques nationalistes, bafoue-t-il régulièrement les «valeurs» d’égalité des sexes dont on veut nous faire croire que la Suisse serait dépositaire. Les femmes requérant l’asile et ayant vécu des violences sexuelles en font l’expérience lors de nombreuses auditions à l’ODM, lorsqu’il leur est demandé de décrire à force de détails les circonstances d’un viol afin de rendre celui-ci vraisemblable.
Il est pourtant bien documenté que les conséquences d’un choc traumatique tel qu’un viol se traduisent souvent par une mémoire défaillante des événements, par une perte des repères temporels et une confusion. L’attitude des auditrices et auditeurs de l’ODM est ici caractéristique d’un climat de suspicion et d’intimidation généralisées, qui n’est somme toute que la transposition concrète, en face à face, des dispositions légales racistes qui encouragent une méfiance a priori, et cela afin de justifier les restrictions au droit d’asile. Des auditions de ce type s’inscrivent dans la continuité des préjugés sexistes qui jettent systématiquement le doute sur les propos des femmes qui parlent des violences sexuelles qu’elles ont subies, étant de cette manière soit considérées comme des menteuses, soit rendues responsables de ce qui leur est arrivé.
Interpellé par Viol-Secours quant à ces faits qu’attestent de nombreux procès-verbaux d’auditions, l’ODM a pris le parti de l’euphémisation. Ainsi les procès-verbaux, dont il est concédé qu’ils puissent paraître choquants à certains égards, ne rendraient-ils pas «l’ambiance» réelle des auditions, lors desquelles tout serait fait pour «établir un climat de confiance». Quand bien même ces efforts seraient réels et sincères, ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas les qualifications des auditrices et auditeurs, mais bien le contexte politique national et international qui rend au mieux dérisoire, au pire cynique, toute prétention à instaurer un climat de réciprocité lors de ces auditions. Pour se dédouaner de toute critique de fond, l’ODM, par l’intermédiaire de deux de ses cadres que nous avons rencontrées en novembre 2012, évoque tour à tour le manque de formation spécifique de ses collaboratrices et collaborateurs, l’usage à mauvais escient que certain-e-s feraient des outils qui leurs sont transmis, ou encore la nécessité d’un «contrôle qualité plus poussé». Faire passer un problème politique pour une somme de questions de nature individuelle ou procédurale: voici la rationalité bureaucratique à laquelle recourt l’ODM pour justifier l’injustifiable.
Ce n’est qu’une fois épuisées toutes ces tentatives de légitimation que les responsables que nous avons rencontrées à l’ODM concèdent, du bout des lèvres, que oui, leur travail est dicté par des pressions politiques et légales contradictoires. Pour tenter de justifier à nos yeux leur mission, il ne leur reste dès lors plus qu’à utiliser le terme de «vraisemblance», comme s’il s’agissait d’un concept objectivable et non politique, ainsi que faire appel à des professionnel-le-s travaillant avec des exilé-e-s et des femmes ayant vécu des violences sexuelles pour fournir expertise et formation, comme le font déjà des œuvres d’entraide. Comment rendre humaine l’application d’une politique d’immigration inhumaine? C’est un oxymore de ce type qui sous-tend aussi bien l’adoption du «contrat d’intégration» que la croyance dans la possibilité d’établir un «climat de confiance» dans un contexte si défavorable aux exilé-e-s.
Pour prendre toute la mesure de cette mystification, il suffit d’entrer dans le bâtiment de l’Office fédéral des migrations. Lorsqu’on sait ce que ce lieu représente pour nombre d’exilé-e-s, il est glaçant de voir inscrits sur les colonnes de pierre et sur les passerelles des mots lénifiants tels que «Culture, Sécurité, Amnistie, Guerre, Froid, Nostalgie, Nature, Racisme, Dignité, Soleil, etc.», et cela dans différentes langues (français, arabe, espagnol, anglais, etc.). La célébration du paradigme de la «diversité», censé procéder d’une «mise en confiance», tente ici de jeter le voile sur le climat d’angoisse réel qui règne dans ces locaux, sur les contrôles d’identité qui y sont imposés, sur les badges qu’il faut arborer pour s’y déplacer et sur la présence d’agents en uniforme qui ne laisse planer aucun doute quant à savoir qui est jugé à sa place et qui ne l’est pas. A la violence du mépris ordinaire, du harcèlement et de l’enfermement, s’ajoute celle des mots qui viennent la renforcer en la déniant. C’est ainsi que s’opère le déni du racisme structurel qui prévaut dans ce pays. En plus de tout cela, c’est aujourd’hui au nom de «l’égalité des sexes» que l’Etat suisse justifie de renforcer la stigmatisation et l’oppression des exilé-e-s. Nous devons refuser cette instrumentalisation de l’antisexisme à des fins racistes.