GENÈVE, VILLE DE CULTURE?
On parle beaucoup de culture à Genève, qui se positionne comme une «ville de culture». Mais de quelle culture parle-t-on? De la superstructure culturelle: musées, Grand Théâtre, bibliothèques? Ou de la culture vivante, de ses acteurs – ceux qui font la culture au quotidien, qui participent à la construction de l’identité culturelle de Genève?
Depuis les années 2000, on assiste à la disparition du tissu culturel genevois, d’une façon quasi systématique et silencieuse. Avec peu de réactions1 value="1">Face à la pénurie des espaces pour la culture en ville de Genève, plusieurs acteurs se sont mobilisés pour la défense des lieux culturels alternatifs. Comme le Rassemblement des artistes et acteurs culturels (RAAC), l’Union des espaces culturels autogérés (UECA), l’Association pour la reconversion des Vernets (ARV) ou encore la Fondation pour la promotion des lieux pour la culture émergente (FPLCE), ndlr. à la dégradation du climat culturel. Cela a commencé avec la disparition des squats, suivie de celle de nombreux espaces culturels alternatifs, associatifs et autogérés. Parmi lesquels les emblématiques squat Rhino, évacué à l’été 2007, et Artamis, fermé à l’automne suivant pour des raisons d’assainissement du site.
Avec la fermeture d’Artamis, ce sont 360 acteurs culturels et ateliers qui ont dû déménager ou disparaître – tels que le Théâtre du Galpon, le K-Bar, l’Etage, le Piment Rouge, le Kinetik… – pour laisser la place à un écoquartier dans le cadre d’une réhabilitation urbaine. Les centaines de jeunes qui fréquentaient Artamis n’auront eu dès lors guère d’autres choix que de se cantonner à l’Usine, avec l’apparition de tous les problèmes de nuisance sonore qu’on connaît.
Artamis était un espace unique au cœur de la cité. Après sa dépollution, le site aurait pu continuer à être dédié à l’art et à la culture dans les meilleures conditions, si les pouvoirs publics avaient contribué à sa restauration. La construction d’une école d’art aurait pu être envisagée dans ses murs. Et le centre-ville de Genève disposerait aujourd’hui un lieu qui, poursuivant son rayonnement au de-là de la ville, du canton et du pays, serait devenu un point de référence de la vie culturelle romande. Ainsi, Genève a perdu une excellente opportunité d’avoir l’équivalent d’une Rote Fabrik zurichoise. L’indifférence, la spéculation immobilière et l’individualisme ont primé et entraîné l’absence d’une vraie ambiance créative, comme à Berlin, Barcelone ou Rio de Janeiro.
Les cinq dernières années d’Artamis ont été une désolation, un crève-cœur. Le site fut pratiquement abandonné par ses occupants: plus d’associations, plus d’échanges entres les ateliers. Fini l’activité pluridisciplinaire, comme au Brésil ou ailleurs. Il est vrai que les échanges avec le quartier auraient dû être améliorés. Ainsi, beaucoup de riverains ignoraient la présence d’ateliers d’art à Artamis. Pour certains, c’était là un ramassis de toxicomanes, un lieu de défonce. Les habitants de la Jonction avaient peur d’Artamis – un jour, j’ai voulu y organiser un atelier de dessin avec la classe de mon fils de l’école Carl-Vogt, mais les parents ont interdit à leurs enfants d’y aller. Les pouvoirs publics n’ont jamais fait d’effort pour qu’il en soit autrement, et les artistes ont eu aussi leur part de responsabilité, bien sûr.
N’en demeure pas moins l’essentiel: quel est le véritable rôle de l’art dans une société? La culture ne doit-elle être valorisée que lorsqu’elle est cotée sur le marché de l’art? Doit-elle être déconnectée de la réalité de la société? Le dynamisme du Forum Meyrin, de l’Undertown, des salles de théâtre genevoises, et le travail héroïque des Maisons de quartier ne doivent pas masquer la réalité ni servir d’alibi.
Ceux qui travaillent d’arrache-pied pour établir un pont entre l’art, la culture et la communauté font espérer qu’il est encore possible de croire à une démocratisation de la culture à Genève et d’échapper à l’élitisation galopante de notre ville. Mais peut-on parler des salaires des gens qui mènent ce combat? Ou bien serait-il indécent de dire que la précarité guette tous ceux qui veulent réaliser un travail social, d’intégration des étrangers, d’éducation citoyenne à travers l’art et la création artistique?
Il existe un univers de la culture alternative genevoise, des lieux qui s’efforcent, vaillamment, d’amener un peu de créativité et d’actions culturelles, comme l’Ecurie, le Cabinet, la Gravière, l’AMR… Mais ce sont des endroits qui privilégient surtout la musique. Quid de la sculpture, la peinture, la littérature?
Les galeries de la rue des Bains ne sont pas d’un accès facile – ni facilité – pour qui commence dans la profession ou qui n’a pas d’entrée dans ce circuit commercial. Les ateliers répartis entre la Jonction et Pictet sombrent lentement dans le silence: le Vélodrome a un site Internet2 value="2">http://jonction-geneve.blogspot.ch Le centre artisanal du Vélodrome, propriété de la Ville de Genève, a accueilli quelque 70 artistes d’Artamis dans une trentaine d’ateliers, dans l’ancienne zone artisanale de la Jonction, ndlr. qui n’est plus actualisé depuis 2009. Pas d’information sur place non plus. Quand on a voulu savoir ce qu’il s’y passe, il n’y avait personne pour répondre. Après quelques recherches, on a réussi à trouver le site de Picto, Espace d’art polyvalent3 value="3">www.pictonet.ch En septembre 2008, une partie des usagers d’Artamis ont pu être relogés dans des locaux appartenant à l’Etat de Genève, rue Ernest-Pictet. L’association des usagers du centre culturel, renommé Picto, regroupe aujourd’hui une centaine de membres utilisateurs, ndlr.. Où l’on apprend qu’il y a une centaine d’ateliers, pas plus. Reste l’usine Kugler comme un ultime bastion de la culture et de la création genevoise ouvert au public4 value="4">Parmi les espaces «pluridisciplinaires», on peut également citer Motel Campo, lieu dansant nocturne, qui comprend également une demi-douzaine d’ateliers d’artistes, et le Centre d’expression numérique et corporelle (CENC) rue de St-Jean, ndlr..
Par ailleurs, le déclin continue. Cette année, la Terrasse du Troc, seul festival itinérant authentiquement populaire, qui prenait racine dans les quartiers, n’aura pas lieu. Après six ans de vie intense et de travail de proximité culturelle à Saint-Jean, au Bois-de-la-Bâtie et Geisendorf, la manifestation estivale est supprimée sans que, jusqu’à maintenant, on ne sache vraiment pourquoi, si ce n’est un manque d’enthousiasme de la classe politique pour ce projet – une explication du Département municipal de la cohésion sociale et de la solidarité serait bienvenue.
Fin avril, la galerie Ex-Machina a également fermé ses portes, mettant fin à cinq ans de travail: «Nous nous sommes trouvés face à la nécessité de renforcer quelque peu notre espace d’accueil et de création. Malheureusement, les démarches entreprises n’ont pas abouti et force est de constater qu’il est, encore de nos jours, bien difficile de faire valoir la dimension professionnelle d’activités du type culturel ou artistique», précisait l’espace d’art dans son ultime communiqué.
Fin mai, c’était au tour de Tierra Incógnita, la seule association culturelle latino-américaine à Genève, de mettre la clef sous la porte, par fatigue et par manque de soutien. L’histoire est très souvent ignorée mais, en 1820, quand des gens en Suisse avaient faim (eh oui!), six bateaux remplis de Fribourgeois sont partis vers le Brésil et, à partir de là, vers toute l’Amérique latine. Les Suisse y furent reçus à bras ouverts. Y vivent aujourd’hui, très bien intégrées, des milliers de familles d’origine suisse (dont je suis moi-même descendant). Cela fait donc très mal lorsque des politiciens vous disent qu’il faut remercier pour le peu qu’on vous donne et ne se gênent pas de vous faire remarquer que vous êtes un étranger lorsque vous souhaitez vous investir dans un travail de divulgation, de mélange des arts et cultures d’un continent si prolifique, et aider ceux qui viennent vivre ici à s’intégrer.
Dans le projet de loi cantonale sur la culture, voté en mai dernier par le Grand Conseil, on remarque que le chapitre social (art. 13), qui évoque la sécurité sociale des acteurs culturels (artistes, techniciens et autres intervenants), n’apporte rien de nouveau au statut des travailleurs de la culture: aucune reconnaissance du statut d’intermittent, rien sur les droits sociaux. Seuls ceux qui ont déjà droit à des subventions obtiennent quelques avantages. Mais les autres? L’Agence du lac [bureau de l’Office cantonal de l’emploi, aux Glacis-de-Rive, consacré aux professions artistiques et du spectacle, ndlr] qui, d’une certaine façon, reconnaissait les spécificités des acteurs culturels, a disparu, elle aussi, en décembre 2008. En février 2015, la disparition définitive du RMCAS, où se réfugient une majorité de travailleurs de la culture, renverra ceux qui travaillent pour le «rayonnement et l’esprit d’ouverture de Genève» à l’Hospice général.
A part le fait d’être condamnés à la précarité sans aucune forme de reconnaissance, les acteurs culturels doivent encore entendre certains commentaires – comme celui de Stéphane Florey, député UDC au Grand Conseil, qui déclare que toute activité artistique est un hobby et renvoie les artistes à leurs responsabilités5 value="5">Cf. le rapport de minorité de la Commission de l’enseignement, de l’éducation et de la culture relatif au projet de loi du Conseil d’Etat sur la culture (9 novembre 2012), dont M. Florey est l’auteur, ndlr.. Ce commentaire révèle une profonde ignorance de ce qu’est le travail d’un artiste ou d’un travailleur de la culture: quand vous allez au théâtre, il y a toute une équipe qui travaille très dur pour que ce spectacle soit possible, Monsieur le député. Un-e danseur-se du Grand Théâtre, ce sont de longues, intenses et pénibles années de travail, je vous l’assure. Un festival comme Antigel ne s’organise pas en quelques rencontres entre copains, c’est le fruit d’énormément de travail, d’une équipe la plus professionnelle possible. Le projet-lumière d’une pièce de théâtre ne peut pas être créé en quelques heures après le bureau. Une exposition de peinture représente de longues heures de travail devant la toile.
Ce genre de commentaires, de la part de personnalités politiques, constitue une insulte pour les nombreuses personnes qui travaillent très sérieusement et ne sont pas les parasites sociaux pour lesquels on souhaiterait les faire passer. Bien au contraire. Parce que, dans deux cents ans, ce n’est pas des politiciens dont l’histoire se souviendra en priorité, mais des peintres, des poètes, des écrivains, des architectes… qui construisent l’héritage culturel de cette nation. Comme cela a toujours été. Depuis l’Egypte ancienne, bien plus d’œuvres d’art que de politiciens ont traversé les siècles. Mais cela, des gens comme M. Florey ne le comprendront jamais.
Aujourd’hui, si quelqu’un venant de l’étranger souhaite faire connaissance avec la création genevoise, il va trouver un vide, puisque, hors des galeries internationales, ni sur le site du canton, ni sur celui de la Ville, on ne peut trouver d’informations sur les artistes de Genève. Kugler et les autres sites à la création exubérante ne sont connus que de quelques initiés. Déjà que la création genevoise se distingue par un individualisme caractéristique de la cité de Calvin, il est très difficile d’obtenir des informations sur les créateurs genevois. C’est un peu chacun pour soi.
Il y a cependant encore, et il y aura toujours, des irréductibles qui poursuivront le combat pour la valorisation de l’art et de la culture dans notre société. Et la promotion du statut du travailleur de la culture, jusqu’à sa reconnaissance professionnelle.
Genève, ville de la culture? Oui, mais il reste beaucoup à faire. Nous, les artistes et les petites mains qu’on ne voit jamais et sans qui rien ne serait possible, sommes à votre disposition pour ouvrir ce débat. Et c’est urgent, très urgent.
Notes
* En collaboration avec Jean-Yves Le Garrec, écrivain. Alfonso Vásquez Unternahrer est rédacteur-chef du www.hebdolatino.ch, ex-chef technique de la Terrasse du Troc, éclairagiste.