Solidarité versus impérialisme
Le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) accorde une importance capitale au droit des peuples à l’autodétermination. C’est un droit élémentaire pour que tous les peuples et tous les citoyens puissent décider de leur avenir. Le CETIM mène également des réflexions et publie ses analyses sur le fonctionnement de l’ONU. Dans ce contexte, l’actualité nous a conduits à analyser le nouveau concept de la «responsabilité de protéger» au nom duquel de plus en plus d’interventions militaires sont aujourd’hui justifiées. La conférence que nous avons organisée1 value="1">Les interventions peuvent être écoutées sur le site www.cetim.ch/fr/multimedia_conferences.php en 2012 à Genève a approché sous divers angles ce concept qui est venu remplacer le vieux «droit d’ingérence humanitaire». Comment cette transition s’est-elle faite?
Depuis la fin de la guerre froide (1991), l’ONU, sa Charte et ses principes sont malmenés de tous côtés, et spécialement par les grandes puissances. Les conflits armés internes se multiplient un peu partout dans le monde. Les interventions étrangères également, avec ou sans l’aval de l’ONU. En 2011, une nouvelle ligne a été franchie avec la mise en œuvre du principe dit de la «responsabilité de protéger» lors de la guerre menée contre le régime libyen de Kadhafi. Le Secrétaire général de l’ONU et les puissants du moment mettent beaucoup d’énergie et de moyens pour le promouvoir. De quoi s’agit-il?
Le principe de la responsabilité de protéger est la version la plus élaborée et la plus récente du concept plus ancien de droit d’ingérence humanitaire. Ce dernier a été utilisé pour la première fois en Irak, avec «succès» militaire, en 1991 (résolution 688 du Conseil de sécurité), pour la protection des Kurdes et des Chiites en révolte contre le régime de Saddam Hussein. La suite est moins réussie… L’intervention nord-américaine en Somalie en 1992 a été un échec. L’intervention française au Rwanda en 1994 a été encore pire, étant donné que les forces françaises ont été accusées par la suite d’avoir protégé certains groupes génocidaires et non pas les victimes. L’intervention de l’OTAN au Kosovo contre la Serbie en 1999 avait également une «vocation humanitaire» et était de plus dépourvue de l’aval de l’ONU… Personne n’étant dupe, le discours humanitaire avancé n’opéra plus sa magie. C’est pourquoi il a fallu sortir du piège linguistique conceptuel et politique du «droit d’ingérence.»2 value="2">Interview de Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, sur France Inter, 18 mars 2011, cité par Nils Anderson, voir Responsabilité de protéger et guerres «humanitaires» : Le cas de la Libye, L’Harmattan, Paris, février 2012. De plus, toutes ces interventions ont été surtout basées sur la manipulation de l’opinion publique pour les justifier – le prétexte de la détention d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein, par exemple, a justifié l’intervention armée des Etats-Unis et ses alliés en 2003 en Irak.
Le principe de la «responsabilité de protéger» a été élaboré dès 2001 par la Commission internationale indépendante de l’intervention et de la souveraineté des Etats, mandatée par le gouvernement canadien. En 2005, il a été englobé dans la Déclaration finale du sommet mondial de l’ONU. En 2008, le Secrétaire général de l’ONU a nommé un représentant spécial sur la responsabilité de protéger afin qu’il affine ce principe. Selon lui, la souveraineté étatique ne peut plus être évoquée pour refuser toute ingérence extérieure. Il définit les trois piliers de la «responsabilité de protéger» de la façon suivante:
• «Il incombe au premier chef à l’Etat de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le nettoyage ethnique, ainsi que contre les incitations à les commettre;
• Il incombe à la communauté internationale d’encourager et d’aider les Etats à s’acquitter de cette responsabilité;
• Il incombe à la communauté internationale de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres de protéger les populations contre ces crimes. Si un Etat n’assure manifestement pas la protection de ses populations, la communauté internationale doit être prête à mener une action collective destinée à protéger ces populations, conformément à la Charte des Nations Unies.»3 value="3">www.un.org/fr/preventgenocide/adviser/responsibility.shtml
Présenté de cette façon, la tentation est grande d’adhérer à ce nouveau principe. En effet, personne ne souhaite rester spectateur face à un génocide ou à des crimes indicibles. Cependant, lorsqu’il s’agit des relations et pratiques entre les Etats, les affirmations précitées appellent à la prudence. En effet, le principe de la responsabilité de protéger pose de nombreux problèmes, aussi bien sur le plan juridique que politique et éthique.
Tout d’abord, nous pouvons avancer que le fait que ce principe soit englobé dans la Déclaration finale du sommet mondial de l’ONU de 2005, qui est une anomalie, n’est pas suffisant pour le légitimer. En effet, ce principe va à l’encontre de la Charte de l’ONU qui consacre l’égalité souveraine de tous les membres de cette organisation et exclut toute ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat (art. 2.1 et 2.4). L’article 2.7 de cette même Charte exclut également toute intervention de l’ONU «dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale» et n’oblige pas ses Etats membres «à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement». C’est dire qu’une modification de la Charte de l’ONU est nécessaire pour valider ce principe. Modification qui requiert, il faut le souligner en passant, une lourde procédure avec l’approbation de 2/3 des membres de l’ONU dont tous les membres du Conseil de sécurité.
Pourtant, depuis son intrusion à l’ONU, le principe de la responsabilité de protéger est devenu un prétexte commode pour justifier les interventions armées, et les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité s’y référent de plus en plus: Darfour (2006), Côte d’Ivoire (2011), Libye (2011)… et plus récemment Mali. Bien que la forme juridique semble être respectée et que la présence de groupes armés («djihadistes») au nord du Mali soit source de graves violations des droits humains – cette présence étant par ailleurs une conséquence directe des guerres en Afghanistan et Libye en particulier –, l’intervention de l’armée française au Mali nous interpelle cependant sur ses finalités réelles, compte tenu notamment de l’histoire coloniale de la France en Afrique, et de ses intérêts économiques et stratégiques dans la région. La récente déclaration du gouvernement français consistant à créer une «base militaire» permanente dans ce pays confirme nos doutes sur cette intervention4 value="4">Cf. Déclaration de Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, pour «le déploiement d’une ‘force d’appui’ de 1000 soldats [français] dans le pays [Mali] de façon permanente», lors de sa visite au Mali le 5 avril 2013, www.france24.com/fr/20130406-france-mille-soldats-francais-mali-facon-permanente-laurent-fabius-armee.
Sur le plan politique, le plus grand risque est l’utilisation arbitraire et sélective de ce principe selon les contextes, les acteurs et les intérêts des puissants du moment. En effet, comme nous avons pu l’observer dans le cas de la Libye, toute médiation et/ou négociation a été d’emblée écartée, les démarches entreprises dans ce sens (Union africaine et Venezuela notamment) ignorées et les puissances impliquées dans le conflit armé (Etats-Unis, France et Royaume-Uni en particulier) n’ont pas voulu attendre les effets des sanctions prises par le Conseil de sécurité à l’égard de la Libye (résolutions 1970 et 1973) pour faire la guerre.
De plus, il est évident que l’usage de ce principe reste réservé aux puissants. Quel petit pays aurait la force nécessaire, politiquement, diplomatiquement ou militairement, de le revendiquer contre ces puissants? Dans le même ordre d’idée, quelle chance auraient par exemple les Palestiniens de bénéficier d’une intervention en leur faveur?
Tel que conçu et pratiqué, le principe de la responsabilité de protéger pourrait sonner le glas de l’ONU, étant donné que c’est son mandat principal, soit le maintien de la paix et de la sécurité internationale par des moyens pacifiques (art. 1.1 de la Charte des Nations Unies), qui est remis en cause. Rappelons que la Charte de l’ONU a été élaborée au lendemain de la seconde guerre mondiale qui a fait près de 60 millions de morts. La philosophie de sa Charte est claire: «empêcher à tout prix ces tragédies» qui, à deux reprises, ont plongé le monde dans la barbarie. Sommes-nous dans un monde tellement pacifique que l’on peut mettre la Charte de l’ONU à la poubelle? La course aux armements continue de plus belle. Les Etats-Unis déplacent le centre de gravité de leurs forces militaires vers le Pacifique face à la Chine et de façon clairement menaçante. Ils renouvellent leur alliance avec les Etats islamistes (et pétroliers!) les plus réactionnaires. Ces Etats sont d’ailleurs une source de financement notoire du terrorisme djihadiste dans le monde. Dans ces conditions, les mobilisations pour la paix, contre les dangers de guerre, sont plus nécessaires que jamais. Elles passent par une défense résolue de la Charte de l’ONU.
Notes
* Codirecteur et représentant permanent du CETIM auprès de l’ONU.