Contrechamp

RÉVOLUTION CITOYENNE

ÉQUATEUR • En sept ans de présidence, Rafael Correa a mis fin au chaos équatorien et redonné du pouvoir aux citoyens. Les effets sociaux et économiques ne se sont pas fait attendre.

Un pays endetté et soumis aux diktats d’organismes financiers internationaux; une classe politique minable, rongée par la corruption et détestée de l’opinion publique; une méfiance populaire généralisée à l’égard des institutions; un Etat dépourvu de souveraineté monétaire; un système bancaire tricheur et voleur; un chômage massif; des lois ignobles sur le crédit immobilier qui entraînent l’expulsion de milliers de familles de leurs logements… De quel pays parlons-nous? La Grèce d’aujourd’hui? Le Portugal? L’Irlande? L’Italie? L’Espagne? Non, il s’agit de l’Equateur d’avant 2006, d’avant la «révolution citoyenne» proposée par Rafael Correa, qui vient d’être brillamment reconduit à la présidence de son pays le 17 février dernier.

Lorsque Correa fut élu pour la première fois, en novembre 2006, l’Equateur sortait d’une décennie de crises, de révoltes et d’instabilité. Trois présidents (Abdalá Bucaram, Jamil Mahuad et Lucio Gutiérrez) avaient été renversés par des insurrections populaires, le système financier était en faillite au point qu’il avait fallu adopter le dollar des Etats-Unis comme monnaie nationale, la banque était corrompue et l’endettement extérieur colossal alors que se succédaient, de façon ininterrompue, les grèves générales, les révoltes indigènes et les protestations sociales. Le pays paraissait ingouvernable.

C’est alors qu’est arrivé cet économiste si peu conventionnel, avec son expérience du travail social auprès des peuples originaires, pétri des thèses de justice de la théologie de la libération, formé dans de prestigieuses universités de Belgique et des Etats-Unis, intervenant assidu des Forums sociaux mondiaux et farouche adversaire des politiques d’«ajustement structurel» imposées, dans les années 1990, par le Fonds monétaire international (FMI) à l’Amérique latine.

Lors de sa première campagne électorale, Rafael Correa, qui n’était issu d’aucun parti, créa sa propre organisation politique: Alianza PAIS (Patria Altiva i Soberana, Patrie altière et souveraine, dont le sigle, PAIS, en espagnol, signifie «pays»), un rassemblement de mouvements sociaux fort divers et dynamiques, forgés dans les luttes de la décennie précédente. Pour refonder l’Equateur, l’idée force de Correa était de proposer l’élection d’une Assemblée chargée de rédiger une nouvelle Constitution soumise à référendum. Il l’emporta. Dans son discours de victoire, il annonça très clairement la nature de son projet: «La lutte pour une «révolution citoyenne», c’est-à-dire un changement radical, profond et rapide du système politique, économique et social en vigueur.»

Et il tint sa promesse. Ce qui lui valut, le 30 septembre 2010, une tentative de coup d’Etat qui faillit lui coûter la vie. Mais cela lui apporta également le soutien enflammé de la majorité des Equatoriens. Si l’on compte les élections et les référendums, celle du 17 février est la neuvième victoire électorale de Rafael Correa. De sorte que ce jeune président (né en avril 1963, il n’a pas encore 50 ans) est devenu l’un des leaders les plus emblématiques de la nouvelle Amérique latine progressiste. Au cours de ses six ans de gouvernement, il a, comme il dit, «refondé la patrie» sur la base de la nouvelle Constitution, entamé l’ère du «vivre bien»1 value="1">Le ministre équatorien des affaires étrangères, Ricardo Patiño, a ainsi défini ce concept: «Le ‘vivre bien’ est fondé sur une relation harmonieuse entre l’être humain et la nature.» (Il s’oppose au «vivre mieux», qui demande toujours plus de ressources, ndlr)., renégocié avec succès la dette extérieure de son pays et freiné les dégâts du néolibéralisme en redonnant à l’Etat un rôle décisif en matière économique et politique. Désormais, son second mandat (en principe le dernier) court jusqu’en 2017; il sera alors resté une décennie au pouvoir.

Nous rencontrons Rafael Correa, à Quito, quelques jours avant l’élection. C’est au cours d’une réunion avec les observateurs indépendants venus de dizaines de pays, à l’invitation du Conseil national électoral (CNE), témoigner de la régularité démocratique du scrutin. Dans l’intention de se consacrer pleinement à la campagne et de ne pas être accusé de faire usage de biens publics, le candidat Correa a décidé de se décharger de la fonction exécutive de la Présidence et solliciter de l’Assemblée nationale une sorte de «décharge» de trente jours au cours desquels cette fonction a été exercée par le vice-président Lénin Moreno. C’est un trait d’honnêteté politique assez rare qui mérite d’être signalé. Nulle loi ne le contraignait à cela. Il semble n’avoir obéi qu’à sa seule exigence éthique.
Correa entame sa causerie par une citation d’Eloy Alfaro2 value="2">Eloy Alfaro (1842-1912), militaire, guérillero et président de l’Equateur à deux reprises, principal dirigeant de la révolution libérale équatorienne.: «Nous ne recherchons aucun avantage pour nous mêmes, tout pour le peuple.» «Ici, ajoute-t-il, ce n’est plus le FMI qui commande, ni l’oligarchie: ici, c’est le peuple qui commande désormais. Et s’il nous soutient c’est parce que nous avons tenu nos promesses: des écoles, des hôpitaux, des routes, des ponts, des aéroports… Malgré les campagnes médiatiques contre nous et les attaques d’une presse dépourvue de scrupules, nous allons gagner ces élections – les plus démocratiques et les plus transparentes de l’histoire de l’Equateur – d’une façon incontestable. Mais nous n’allons pas les gagner pour nous installer dans le succès; nous allons les gagner pour mieux gouverner et pour accélérer le rythme des changements.»

Au cours de ses six années de gouvernement, Rafael Correa a effectivement transformé son pays. Plus qu’aucun autre président équatorien avant lui. Quatre indicateurs économiques résument clairement le succès de sa politique: les taux d’inflation et de chômage n’ont jamais été aussi faibles; en revanche, le taux de croissance et les salaires réels n’ont jamais été aussi élevés. Les migrants équatoriens qui, fuyant le désastre économique européen, retournent dans leur pays sentent mieux que quiconque la différence avec l’Equateur qu’ils avaient quitté dix ans auparavant. Ils constatent que les désordres, le chaos et la fragmentation politique ont disparu; qu’on y respire une atmosphère de stabilité, d’équité sociale et de bien-être économique; avec un gouvernement qui a réussi à discipliner les classes aisées; un gouvernement de gauche qui, tout en se gardant des excès oratoires gauchistes, est en train de transformer pour toujours le pays.

Il suffisait de se promener dans les rues de Quito et d’autres villes, d’assister à quelques rassemblements du président Correa pour sentir l’effet de son charisme, la ferveur des gens, l’adhésion populaire à sa personne, à son programme et aux principes de la «révolution citoyenne».

«Ici, nous dit Correa, tout était devenu marchandise. C’étaient les banques et les investisseurs étrangers qui détenaient le pouvoir. L’enseignement, la santé, les transports publics… tout avait été privatisé. Désormais, c’est fini! L’Etat est de retour et il garantit la gratuité des services publics. Nous avons triplé les investissements sociaux en matière de santé, d’éducation; les hôpitaux sont gratuits… Nous avons mis fin au néolibéralisme. Une gauche moderne ne peut ignorer le marché, mais le marché ne saurait être totalitaire. C’est pourquoi nous avons changé radicalement l’économie, maintenant c’est la société qui dirige le marché, et pas l’inverse. L’être humain d’abord, avant le capital. Nous avons changé la loi sur les crédits au logement qui était aussi injuste et cruelle que la loi espagnole, et nous avons mis un terme aux expulsions des familles de leurs logements. Nous avons également proclamé: ‘Nous ne payons pas la dette!’ et sommes parvenus à racheter notre dette extérieure à 30% de son prix. Aujourd’hui, l’Equateur est l’économie du monde qui réduit le plus les inégalités. Nous voulons vaincre la pauvreté. Jamais nous n’avons eu aussi peu de chômeurs. Nous avons renforcé les droits des travailleurs et mis fin à la sous-traitance, cette forme moderne d’esclavagisme. Nous faisons une ‘révolution éthique’, et combattons la corruption avec plus d’acharnement que jamais avec un mot d’ordre fondamental: ‘Mains propres!’ L’évasion fiscale a été pratiquement jugulée. Notre révolution est aussi intégrationniste et latino-américaine parce que – avec les dirigeants du Venezuela, de la Bolivie, de l’Argentine, de l’Uruguay, du Brésil, du Nicaragua, de Cuba, et d’autres pays sud-américains – nous sommes décidés à bâtir la Grande Patrie dont Bolivar a rêvé. Nous faisons également une révolution écologique et environnementale. Notre Constitution est une des rares, sinon la seule, qui reconnaît et garantit les droits de la nature. Je le dis souvent: nous ne vivons pas une époque de changements, mais un changement d’époque. Il ne s’agit pas de dépasser le néolibéralisme, mais tout simplement de changer de système. Et ce changement exige de modifier les relations de pouvoir. De donner plus de pouvoir au peuple. D’avancer vers un véritable pouvoir populaire.»

L’analyse des résultats électoraux du 17 février dernier (plus de 33 points d’avance de Correa sur son adversaire immédiat) montre, en premier lieu, que les campagnes des opposants ont été médiocres, faibles, inexistantes3 value="3">Celle du candidat de gauche Alberto Acosta (l’un des rédacteurs du projet de la «révolution citoyenne», ancien président de l’Assemblée nationale et très proche naguère de Correa) a été particulièrement décevante en raison de ses attaques gratuites et obsessionnelles visant une prétendue «fraude électorale» et une «absence de démocratie». Son piètre résultat (3,2%) prouve qu’il est loin d’avoir convaincu les électeurs.. Mais surtout que le soutien au président a été important dans l’ensemble des classes sociales, même s’il demeure plus soutenu au sein des couches populaires. «C’est normal – nous explique Rafael Correa d’une voix exténuée, usée par des centaines de discours – parce que notre projet est un projet d’unité nationale. Nous bâtissons une patrie. Nous construisons de la citoyenneté. Nous avons beaucoup réalisé – nous nous sommes aussi trompés, beaucoup et souvent – mais l’essentiel a été fait. Notre victoire, nous la devons aussi à notre campagne électorale, à notre présence physique dans les rues. En allant à la rencontre des gens sur le terrain, en leur parlant directement, en répondant à leurs inquiétudes, à leurs angoisses, à leurs espoirs. Nous avons essayé d’être toujours très clairs, très directs et très honnêtes. Surtout la clarté. J’ai répété et supplié: ‘Ne me laissez pas tout seul!’, parce qu’un président sans majorité à l’Assemblée nationale, est un président ligoté.»

Là aussi, les électeurs ont répondu très favorablement à l’appel du président. Celui-ci, en effet, ne disposait pas de majorité à l’Assemblée sortante, mais il pourra désormais compter sur plus des deux tiers des parlementaires… Ce qui lui permettra de faire enfin voter des projets fondamentaux qui demeuraient en souffrance comme la loi sur les terres, la loi sur l’eau, la loi sur la culture, la loi sur la modification du Code pénal, la loi sur les médias… En un mot, il devrait pouvoir enfin, comme promis pendant la campagne, «approfondir les changements» et «accélérer la révolution citoyenne». I
 

Notes[+]

* Président de l’association Mémoire des Luttes, avec Le Monde diplomatique en español.

Opinions Contrechamp Ignacio Ramonet

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