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Claude Nobs nous a quitter (sic)

HOMMAGE(S) • A travers les réactions qui ont fleuri sur la Toile à l’annonce du décès de Claude Nobs, le fondateur du Montreux Jazz Festival, Julien Sansonnens livre une critique des réseaux sociaux.

Ton mur Facebook est en ébullition. Tu sortais à peine de la pénible séquence des vœux de fin d’année (les statuts de tes amis écrits en quatorze langues, ils doivent avoir des contacts dans le monde entier et voyager énormément), et voici que Claude Nobs nous a quitter. Pas quittés, non; quitter. C’est ainsi que tu lis la nouvelle sur les murs de tes connaissances que tu ne connais pas. La mort de célébrités, c’est sans doute ce qui peut arriver de pire aux utilisateurs du réseau social.

Tu esquisses un début de typologie; il y a trois cas de figures.

Il y a les messages t’informant que «Claude a rejoint les étoiles». Parfois, il «écoutera quelques disques de jazz et veillera sur nous, de là-haut». Il se peut aussi qu’il soit «allé retrouver Miles pour des jams de folie». Dans tous les cas, une seule certitude: «il nous manque déjà». Dans ton esquisse de classement, tu ranges tout cela sous l’étiquette «festivalière de moins de cinquante ans». Un cœur de louanges tendre et un peu dégoulinant. Pour ceux-là, dans dix minutes, dès le prochain statut, on sera passés à autre chose.

Certaines de tes connaissances se la jouent vieux potes, tutoient l’icône, se remémorent ces longues nuits à discuter au coin du feu avec «Magic Claude»: «Adieu, Claude, et merci pour tout ce que tu m’as apporté!», «repose en paix, Funky Claude, je n’oublierai jamais cette nuit du 15 juillet 1971, c’est grâce à toi que je suis guitariste aujourd’hui!». Quelques-uns de tes amis poussent jusqu’à te ressortir un vieux JPG oublié au fond d’un disque dur. Tu crois y apercevoir Nobs; à côté de lui, un type en pantalon de velours côtelé lui passe le bras sur l’épaule en faisant une grimace. Il semble avoir bu; la scène se passe quelque part dans un couloir (du Montreux jazz?). Sachant que la plupart de ces connaissances n’ont dû passer avec l’illustre défunt qu’entre 1 et 3 minutes de leur vie, tu vas directement à la suite.

Troisième catégorie. Ici, on flirte avec le dithyrambique, le solennel, la pompe. Tu lis parfois qu’un «grand Monsieur s’en est allé». Souvent, on te parle d’un «visionnaire», d’une «idole», de celui qui «a remis en question les certitudes». A Montreux, tu apprends que les autorités (qui lui doivent effectivement une fière chandelle) ont ouvert un livre public de condoléances, et qu’elles estiment que Nobs «restera à jamais attaché à la mémoire de notre commune». «A jamais»: tu relis ces deux mots. Il est question d’une «action», voire d’une «œuvre» inestimable. Tu relis ces deux mots: «une œuvre».

Tu comprends qu’à l’heure de la société du spectacle telle que conceptualisée par Guy Debord, où tout n’est que représentation, il est assez normal que le décès d’un organisateur de concerts donne lieu à des scènes de deuil national. Si un poète ou un écrivain venait à mourir, tu n’es pas certain que tes amis sur Facebook relaieraient l’information. Il n’y a, de toute façon, plus beaucoup de poètes ni d’écrivains.

On t’avait d’ailleurs déjà fait le coup il y a quelques mois: la disparition tragique d’un fabriquant de téléphones portables t’avait alors été présentée comme quelque chose dont l’humanité n’était pas tout à fait certaine de se remettre. Tu oses un rapprochement incongru: Nobs, Jobs, icônes postmodernes?

Ce cœur de pleureuses t’énerve doucement. Entre les politiciens opportunistes, les attachés à la promotion économique de la région Riviera et les lèche-culs de toute bonne foi, tu te demandes si le plus bel hommage qu’on pourrait rendre à Claude Nobs, ce ne serait pas d’arrêter de se foutre post mortem de sa gueule.
Ce matin dans le métro, voyant les gens regarder le sol en allant bosser, tu t’es dit qu’il n’était finalement pas si triste de quitter ce monde sur une piste de ski. Tu réalises que, ma fois, Nobs a eu ce qu’il convient d’appeler une vie bien remplie. Pendant que tu vendais des assurances depuis ton call center, lui vendait du rêve, depuis New-York ou Singapour.
 

* Rouge et vert!, lettre d’informations de Julien Sansonnens n° 29, février 2013.

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