RETROUVER UNE UNIVERSITÉ CRITIQUE
Pour beaucoup d’universitaires aujourd’hui, la recherche va mal. Derrière les satisfecit répétés des différentes instances officielles – les universités, les programmes nationaux de recherche, les grandes agences de financement – se cachent des maux qui affectent toute la recherche: compétition effrénée entre individus contraire aux valeurs de l’université, précarisation de plus en plus poussée des chercheuses et des chercheurs qui accumulent des contrats de courte durée pour des salaires de misère ou qui travaillent sans rémunération d’aucune sorte, prédominance des sujets «vendeurs» au détriment de leur intérêt, enseignement négligé car dévalorisé, obsession des «rendements», etc.
Si l’on publie de plus en plus et qu’on le fait de mieux en mieux savoir, cela signifie-t-il automatiquement que l’on fasse de meilleures recherches? Pour nous, une bonne recherche nécessite avant tout d’avoir du temps et de pouvoir prendre le risque de ne pas trouver ce que l’on pensait chercher. L’une et l’autre de ces conditions ont aujourd’hui disparu, dans un environnement dominé par les grands «projets de recherche» qui concentrent les financements dans les mains de quelques-un-e-s, les «transferts de connaissances» qui arraisonnent la recherche à une logique purement utilitaire, les «évaluations» incessantes qui n’ont pour seul objectif que le contrôle permanent par une bureaucratie éloignée de la recherche, et le raccourcissement de la durée des financements qui contraint les chercheuses-eurs à sans cesse en demander de nouveaux. La Suisse n’est pas épargnée par ces problèmes, loin s’en faut. Elle semble même à certains égards vouloir occuper les premières places dans cette évolution mortifère.
Le conformisme a remplacé l’invention, la créativité et l’originalité
Transformer l’activité de recherche afin de la rendre quantifiable est lourd de conséquences très inquiétantes, dont certain-e-s responsables ne semblent pas avoir pris la mesure. Cela pousse les chercheuses-eurs à réduire au maximum le temps passé à faire vraiment de la recherche – ces moments pendant lesquels on tâtonne, on va d’erreurs en échecs avant d’avancer par des chemins que l’on n’avait pas prévus – pour consacrer leur énergie à montrer que l’on fait de la recherche. Les effets concrets de cette «rentabilisation» seraient cocasses s’ils n’étaient désastreux à long terme: on fait paraître en plusieurs morceaux les résultats d’une même recherche pour augmenter le nombre de ses publications, on redonne une dizaine de fois la même conférence dans des colloques différents comme preuve de son «activité», on encourage même les plus jeunes à présenter des «posters» censés résumer en deux minutes leur recherche, les transformant ainsi en de véritables camelots de foire. Bref, l’agitation permanente et la fébrilité ont remplacé le travail intellectuel et la discussion entre chercheuses-eurs. Plus grave, ce système conduit à anticiper les attentes des «expert-e-s» pour maximiser ses chances de publier dans les revues les plus cotées. Il encourage donc le conformisme, la répétition et la recherche du plus petit dénominateur commun entre les spécialistes d’un domaine, c’est-à-dire l’inverse de ce que l’on est en droit d’attendre au sein d’une université. Ce conformisme a remplacé l’invention, la créativité et l’originalité, car ces dernières ont besoin de temps pour pouvoir se déployer librement, or l’organisation actuelle de la recherche lui interdit précisément de le prendre.
Que vaut une université qui ne remplit pas de fonction critique à l’intérieur d’une société, qui n’interroge pas le monde tel qu’il est et les institutions telles qu’elles semblent s’imposer à tou-te-s, qui ne questionne pas les savoirs et les croyances? Pas grand chose. L’organisation actuelle de la recherche lui permet-elle d’assumer cette fonction critique? Nous croyons que non. Entre une chercheuse qui travaille dix ans sur un objet avant de publier ses résultats et un autre qui vibrionne sans produire quoi que ce soit d’intéressant, l’organisation de la recherche devrait favoriser la première au détriment du second. Or c’est exactement l’inverse qui se produit aujourd’hui. Sous prétexte qu’il est impossible d’évaluer «objectivement» l’avancée du travail de la première, seule l’agitation du second sera reconnue, et par conséquent financée.
Entre impératif productiviste, précarisation forcée et néomandarinat
Nous assistons aujourd’hui à un triple mouvement dans les universités, dont chacun appelle et renforce les deux autres. Pour commencer, l’impératif productiviste dans la recherche règne en maître, et conduit à publier toujours plus d’articles, à organiser toujours plus de conférences et de rencontres, à lever toujours plus de fonds externes, notamment privés, et ainsi de suite. Ce premier mouvement s’accompagne d’une précarisation forcée de tous les personnels de la recherche et de l’enseignement.
Enfin, ces transformations ne sont pas incompatibles avec le maintien des anciennes hiérarchies sous de nouveaux oripeaux censés faire croire qu’elles auraient soudain disparu. Il est indispensable de démonter le discours contemporain cherchant à faire accroire que la «nouvelle gestion publique» de l’université et la mise en concurrence généralisée des institutions et des individus a eu comme conséquence d’éliminer le mandarinat, la cooptation et les rapports de pouvoir qui prévalaient naguère dans les universités. Rien n’est plus faux, car, comme partout ailleurs, ces évolutions n’ont fait que rendre ce pouvoir plus insidieux, et les hiérarchies moins explicites. La légitimation des inégalités par l’ancienneté et la tradition a fait place à leur justification par une compétition supposément libre et non faussée. On a voulu remplacer le corporatisme par le marché, et l’on s’est retrouvé avec les pires travers des deux systèmes, une sorte de libéralisme autoritaire ou de mandarinat qui n’assume plus ni son nom ni ses pratiques.
Ce système s’accommode fort bien de la précarité imposée à la plupart des personnels des universités, particulièrement de ceux qui composent ce que l’on appelle «la relève académique», c’est-à-dire les plus jeunes d’entre eux. Quand on sait qu’en Suisse, un-e doctorant-e financé-e par le Fonds national suisse (FNS) gagne moins de 3000 francs à plein temps en première année de contrat, que les chargé-e-s de cours sont parfois payé-e-s moins de 2000 francs par mois, que les périodes de chômage sont si fréquentes dans les carrières universitaires que les Offices régionaux de placement eux-mêmes commencent à parler d’intermittent-e-s de la recherche, que les contrats de plus d’une année deviennent une denrée rare et que de nombreux universitaires sont contraints, à un moment ou à un autre de leur carrière, de travailler bénévolement pour les universités, l’on comprend mieux pourquoi ce terme de précarité s’impose. Cette situation offre à tout moment des chercheuses-eurs prêt-e-s à accepter n’importe quelle tâche et à s’y engager bien au-delà des termes de leur contrat de travail. Pour les gestionnaires, il est superflu d’anticiper les besoins, notamment en enseignant-e-s: c’est le miracle de la «flexibilité»! S’appuyant sur un darwinisme social de la pire espèce, certain-e-s considèrent même que cette précarité permet idéalement de repérer les plus aptes à la survie dans le monde universitaire, les autres étant «naturellement» éliminés en cours de route.
Ces évolutions ont un effet désastreux sur l’enseignement, et plus largement sur la démocratisation des universités, à la fois pour les personnes qui y travaillent et pour les étudiant-e-s. La compétition effrénée avantage les plus forts (plus rarement les plus fortes, d’ailleurs…), c’est son principe, et constitue ainsi une antithèse particulièrement puissante au principe d’égalité que nous sommes quelques-un-e-s à placer au cœur de la définition de l’université. Le mandarinat et la structure très hiérarchisée d’hier n’y invitaient pas, c’est évident, mais c’est une hypocrisie de penser que l’université managériale qui est en train de s’installer aujourd’hui le permettrait plus aisément. Ce que ces transformations mettent également en danger, c’est l’idée essentielle de l’université comme service public, qui suppose de garantir un accès aussi large que possible à ses enseignements et à ses «productions». En Suisse, les universités n’existent pas en dehors d’une société qui les soutient et, doit-on ajouter, les finance. Reconnaître ce statut de service public revient à insister sur le lien intime qui doit exister entre l’université et ce qu’il est convenu d’appeler la «cité». Que la recherche n’entretienne plus aucun rapport avec cette dernière, comme c’est le cas lorsqu’elle ne se juge et ne s’évalue qu’à l’aune d’une expertise ultra-spécialisée, et c’est l’université qui perd son sens, tout simplement.
Il est temps de lancer une contre-offensive
Il existe pourtant des lieux dans lesquels s’élaborent des stratégies de résistances, des personnes qui refusent la normalisation imposée à la recherche, peut-être même quelques institutions qui prennent lentement conscience de l’impasse dans laquelle les mènent les pratiques actuelles. Pour fédérer ces stratégies et ces personnes, pour rappeler à chacun-e que l’on peut imaginer une autre recherche que celle qui est considérée légitime aujourd’hui, un groupe de chercheuses-eurs de l’Université de Lausanne, sous la bannière de l’Association du corps intermédiaire et des doctorant-e-s de l’Université de Lausanne (Acidul), a décidé d’organiser cet automne des Etats généraux de la recherche, premiers du genre en Suisse. Il est temps de lancer une contre-offensive face aux logiques qui commandent et orientent l’université aujourd’hui, et il est nécessaire de le faire collectivement. Nous avons regroupé cet été des «cahiers de doléances» pour pouvoir cerner au mieux le malaise existant actuellement dans le monde de l’enseignement supérieur. Toutes les personnes concernées par les problématiques de la recherche sont invitées à participer à ces Etats généraux le 2 novembre à l’Université de Lausanne. On en trouvera le programme détaillé sur le site Internet de l’association: www.unil.ch/acidul.
* Comité d’Acidul.
1 Vendredi 2 novembre, Université de Lausanne, Anthropole, auditoire 2024, de 10h à 18h. Programme sur www.unil.ch/acidul