Contrechamp

Malades psychiques dans la cité

SOCIÉTÉ • L’intégration dans la cité des personnes présentant des troubles psychiques chroniques passe par l’élaboration d’une politique d’intégration transversale, concertée entre la Ville et l’Etat, qui tienne compte des peurs et des clichés de la population, selon Miguel D. Norambuena*.

Aujourd’hui, à l’heure de la «démocratie conforme au marché»1 value="1">Ingo Schulze, écrivain allemand., on assiste, à Genève et ailleurs, à une mutation du concept de l’hôpital psychiatrique, ce lieu de soins mais aussi de refuge des malades ne supportant pas l’exclusion, les crispations et les «violences» de la vie quotidienne dans la Cité. En effet, les transformations sociales et institutionnelles qui caractérisent notre modernité vont de pair avec les restrictions budgétaires tous azimuts, en particulier dans les secteurs les moins rentables à court terme. Dans le domaine qui nous intéresse ici plus particulièrement, celui des soins psychiatriques, la réduction budgétaire s’accompagne d’un raccourcissement du temps disponible. Cette évolution implique une diminution du taux d’occupation des lits et donc des nuitées d’hospitalisation.

Ce processus de réduction des séjours en cours, dont la conséquence est une présence plus importante des personnes malades psychiquement dans les quartiers, les rues et les immeubles de la ville, mérite toute notre attention; une attention non pas naïve et négative, mais portée par un souffle critique, positif et constructif. On peut d’ailleurs l’analyser au regard de l’expérience psychiatrique italienne de la «désinstitutionalisation de la folie» qui fut menée à Trieste dans les années 1970, et sur laquelle nous reviendrons (lire ci-dessous).

Contentons-nous pour l’instant de souligner ce qui fut à la base de l’échec de cette expérience italienne, à savoir la dichotomie entre le psychiatrique et le social. Or cette dichotomie est également perceptible à Genève, et elle prétérite toute tentative d’innovation en matière de prise en charge transversale des patients psychiatriques, toute tentative de création, en ville, de lieu de vie adéquat et à long terme pour les personnes souffrant de troubles psychiques chroniques.

Une préparation préalable de la sortie des patients de la Clinique, mais également de leur arrivée dans la Cité, est en effet indispensable. Il s’agit de prendre en compte ce que représente la présence des patients psychiatriques, des personnes malades psychiquement, au sein de la Cité. Cela implique d’être adéquatement informé, afin de pouvoir protéger et faciliter les rencontres. Car ces nouveaux venus dans les quartiers vivent souvent dans une autre temporalité, une autre célérité, ils ont une autre perception de soi et des autres. Tout cela doit être expliqué et développé intelligemment afin de protéger les parties en présence de leurs idées reçues et de leurs peurs. Il s’agit d’un saut paradigmatique transversal délicat qui implique de la part des entités et des responsables concernés de mener une information et une coordination avec les acteurs et les parties en jeu.

De la même façon que les panneaux publicitaires «éduquent» les subjectivités et induisent la population à diriger son attention vers la consommation de tel ou tel produit, les autorités compétentes de la Ville et de l’Etat pourraient fournir à la population des panneaux intelligents, construits avec le concours d’artistes, de professionnels de la santé, du social et des sciences humaines, afin de sensibiliser la population à l’accueil, dans leur environnement proche, de personnes souffrant de problèmes psychiques2 value="2">L’«éducation populaire», notion d’usage en Amérique latine, sert à fournir aux populations concernées quelques outils pour une meilleure rencontre et découverte des cultures et des sensibilités. Dans cette optique, et dans un tout autre domaine, nos autorités pourraient aussi aller dans le sens de fournir quelques clefs transversales de socialité pour des comportements qui crispent le socius. On pourrait par exemple fournir à la population, d’une façon intelligente et ludique, des panneaux, afin d’éviter des pratiques de plus en plus courantes dans la voie publique, tels que les crachats par terre ou les «conversations» téléphoniques personnelles à haute voix dans les transports publics. Tous ces leviers vont dans le sens d’une reconnaissance, d’une découverte, d’une acceptation et d’un respect réciproque des possibilités et des limites des cultures et des sensibilités en présence..

La réussite d’un quelconque processus d’intégration dans la Cité des patients psychiatriques passe par l’élaboration entre la Ville et l’Etat d’une politique commune, concertée, d’intégration transversale. Cette politique d’intégration transversale doit tenir compte des stéréotypes, des peurs et des clichés de la population vis-à-vis des personnes présentant des troubles chroniques de la personnalité. Cela passe par un ensemble hétérogène de leviers d’information qui puisse expliquer les singularités existentielles de cette population. Ce n’est que par une patiente mise en place de cette politique d’intégration transversale que cette nouvelle socialité sera possible. Genève a les moyens. Il manque la volonté et la détermination politique. De cela dépendra l’approfondissement, ou non, de la ghettoïsation, de la souffrance et de la solitude sociale parfois extrême dans lesquelles vit cette population.

* Directeur du centre d’hébergement et d’animation psychosociale Le Racard, auteur notamment de Je t’aime beaucoup, théâtre-danse, Ed. Du Tricorne, Genève, 2011 et Pour une altermodernité, Essai d’émancipation sociale et subjective, Triptique, à paraître aux Ed. Du Tricorne, Genève 2012.

 

Vingt ans de créativité institutionnelle

De tous les temps, les sociétés, les conceptions, les mentalités, les dispositifs de production et de consommation ont évolué. Il en va ainsi des hôpitaux psychiatriques, des traitements proposés aux malades, des approches du personnel soignant. Vers la fin des années 1960, en réaction au rétrécissement des libertés dans nos sociétés démocratiques occidentales et des mutations du régime capitaliste mondial – modernisations techniques, scientifiques et informatiques –, une vaste mouvance «contestataire» a vu jour. En Europe, aux Etats-Unis et en Amérique latine, de profonds questionnements sociaux ont surgi dans les champs de la pédagogie, de l’écologie, de la psychologie, de la psychiatrie, concernant la qualité de la vie au sein de nos sociétés. Un vaste et divers bouleversement des mentalités a émergé tous azimuts. Tous les rouages et domaines de la vie et de l’organisation sociale ont été brusqués, vie professionnelle, privée et publique. Au cœur de cette marée d’innovations, de créations et de reformulations conceptuelles et institutionnelles, on trouve le domaine des soins et des conditions hospitalières des malades psychiques.

A Genève, le professeur basque Julien de Ajurriaguerra – résistant en Espagne contre le franquisme – et ses collaborateurs ont mené de 1959 à 1975 une bataille pour enlever les «barreaux» de la clinique de Belle-Idée – nommée à l’époque clinique de Bel-Air. A l’Hôpital de Saint-Alban, en France, un professeur, catalan cette fois, François Tosquelles, lui aussi résistant contre le régime du général Franco, persévérait avec une approche qu’il avait fondée dans le courant des années 1950 et nommée la psychothérapie institutionnelle – il s’agissait de «pouvoir soigner aussi l’institution».

De son côté, le Dr Jean Oury, fondateur de la clinique de la Borde en 1953, en France, développe la psychothérapie institutionnelle à vocation lacanienne3 value="1">Jaques Lacan, psychanalyste français, 1901-1981.. Enfin, le Dr David Cooper4 value="2">David Cooper, psychiatre sud-africain, militant anti-apartheid, réfugié à Londres, 1931-1986. crée l’«antipsychiatrie» avec le Dr Ronald Laing à Londres en 1960. «La folie n’existe pas», s’exclame-t-il, afin d’attirer l’attention sur les stigmatisations institutionnelles, sociales et familiales que subissent les patients psychiatriques. En même temps, en Italie, à Gorizia, Trieste, Parme et Rome, le Dr Basaglia et son équipe, auxquels se joint plus tard, en 1973, le Dr Franco Rotelli, défendent la «désinstitutionalisation de la folie» et engendrent un vaste mouvement appelé «psychiatrie démocratique». Ce mouvement a dépassé les frontières de l’Italie et s’est répandu dans toute l’Europe et l’Amérique latine. Fernand Deligny5 value="3">Fernand Deligny, instituteur et éducateur français, 1913-1996., lui, s’installe à la campagne dans les Cévennes, à Monoblet, dans le Gard, avec ses collaborateurs et de jeunes autistes. Cette expérience, inédite par son originalité et sa déférence envers ces jeunes autistes, est nommée «la tentative». Enfin, à Genève, le Dr Berthold Bierens6 value="4">Auteur notamment du Dictionnaire critique de Psychiatrie, Ed. Favre, 1979 et de Nostalgie de la Folie, Ed. Favre, 1986., chef de clinique à l’hôpital psychiatrique de Bel-Air, mène contre vents et marées durant toute l’année 1976 une véritable «révolution humaniste» dans un pavillon.

Ainsi, durant vingt ans, des années 1960 aux années 1980, toute une série d’expérimentations et de tentatives institutionnelles a vu le jour. Ces expériences, à des degrés divers de radicalité et d’implication institutionnelle, sociale et politique, n’avaient qu’un seul but: bouleverser la perception sociale et professionnelle de la folie, du «fou», du malade psychique, changer les conditions de vie institutionnelle des patients7 value="5">A Genève, les années 1980 seront celles qui ont vu naître toute une série d’associations professionnelles, privées (subventionnées par la Ville et l’Etat), fruit de l’institutionnalisation de ce vaste mouvement.. Faire évoluer une vision de la maladie et du malade psychiatrique archaïque, infantilisante et paternaliste. Il s’agissait de bouleverser la vision autoritaire et démagogique des soins: une vision où le patient, le malade psychique, est un personnage social atone, sans voix, dépourvu d’opinion. Une sorte d’objet sans objet, désubjectivisé, sans raison sociale, considéré comme exclusivement obéissant. De nos jours et rétrospectivement, au vu du climat morose, normatif et procédurier dans lequel nous évoluons, nous pouvons regarder cette période, avec ses réussites et ses échecs, avec une certaine nostalgie. Ce furent des années de bouillonnement permanent de discussions, de créativité, d’idées, de détermination et de respect – exempt de démagogie – envers les patients.

Aujourd’hui, certes, nous nous rapprochons d’une certaine façon de l’expérience de l’équipe de Basaglia dans l’Italie des années 1970, qui visait à «faire sortir le fou» des hôpitaux psychiatriques. Mais il manque le bouillonnement d’idées, la créativité, les discussions permanentes et la détermination au changement qui accompagnaient ce mouvement. En effet, dans nos villes, avec la crise et les économies, un nouveau personnage a pris le devant de la scène. Le technocrate. Une nouvelle idéologie l’habite. La «technocratologie». Une sorte de «science» propre à nos temps modernes. Il est à la fois le moraliste, le juge et la bonne conscience dans la gestion des affaires de la Cité. Dès lors, la progressive diminution des lits et des heures d’hospitalisation psychiatrique des malades n’est pas remplacée par une préoccupation transversale commune, celle d’aller dans le sens d’un habitat réfléchi et d’un environnement social pertinent.

C’est bien dommage, car Genève, en la matière, a toutes les possibilités matérielles pour devenir hic et nunc un riche laboratoire d’innovation de production de rapports humains.

 

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Opinions Contrechamp Miguel D. Norambuena

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