Quand les esprits cultivent l’altérité
ZANZIBAR S’intéressant à l’aspect «théâtral» des rituels d’incorporation des esprits dans l’archipel de Zanzibar, l’anthropologue romand Marco Motta* tente d’établir des ponts entre ses observations sur place et la société suisse. Réflexion sur ce que chrétiens et musulmans ont à se dire.
Au large des côtes tanzaniennes repose un archipel discret dont le nom, Zanzibar, évoque, à l’oreille des Européens que nous sommes, le parfum des girofliers et les eaux émeraude de l’océan indien. Ces huit lettres sont à elles seules la cristallisation d’un phantasme qui nourrit aujourd’hui plus que jamais le désir d’exotisme du tourisme de masse. Ces îles apparaissent également comme un lieu légendaire d’échanges marchands entre différents peuples venus de Perse, du golfe arabe, de Chine, d’Afrique continentale et d’Europe. Aujourd’hui, Zanzibar héberge une population très majoritairement pratiquante de l’Islam (sous ses très diverses formes) qui doit répondre aux défis et aux exigences de notre époque. Loin des clichés de cartes postales, c’est un archipel cosmopolite qui réinvente à chaque instant les modalités du vivre ensemble que je vais évoquer.
Au détour d’un faubourg des quartiers périphériques de Stone Town, à l’étage d’une maison de la vieille ville arabe ou au centre de la place d’un village de campagne, résonnent, de nuit comme de jour, des chants et des tambours (ngoma) dont les rythmes pénètrent les corps et les esprits de ceux qui s’y adonnent. Sur ces îles de la côte est de l’Afrique, se déroulent quotidiennement des rituels qui visent à rétablir des relations convenables et satisfaisantes entre des humains et des esprits. Ces derniers, qu’ils nomment ici masheitani, sont des créatures avec lesquelles ils partagent leur monde. Ils portent des noms à consonance diverses, ont des familles et des clans dont les «experts rituels» pourront établir la généalogie, pratiquent l’une des religions du Livre ou sont païens, appartiennent à des tribus aussi diverses que celles des humains, ont un sexe ainsi qu’une personnalité. Ils sont par exemple Rubamba (païens, des îles voisines et généralement violents), Ruhani (musulmans, du golfe arabe et plutôt moraux) ou encore Kibuki (chrétiens, malgaches et ivrognes). D’autres encore sont Kizungu, c’est-à-dire de type caricaturalement européen, catholiques ou protestants, dont les corps rigides et tendus rappellent les déplacements d’un soldat en exercice qui s’applique alors qu’il n’a pas encore dessaoulé.
Lorsque ces masheitani prennent place dans les corps de ceux qui acceptent de se laisser monter, ces dits musulmans se font chrétiens l’espace de quelques heures. Ils en prennent les caractéristiques et en assument le discours. Se profile alors un personnage autoritaire à la posture hautaine et au geste maladroit dont les paroles rappellent étrangement certaines de nos assertions concernant cet «autre» que nous nommons musulman. Les esprits jouent entre eux et avec les hommes un jeu de provocation et de défi dans un profond respect mutuel qui garantit à la fois les effets libérateurs du rire, du plaisir, de l’amusement et le bon déroulement d’une rencontre «interreligieuse» qui, par ailleurs, est rarement sans heurts.
La transformation des humains en masheitani est saisissante. Plus poignant encore, le fait de chercher, de manière répétée, à accepter de «l’intérieur» la présence de ces «alter ego» qui leur sont souvent hostiles. Ainsi semble se dissoudre la menace en même temps qu’est tolérée la présence étrangement familière de ces esprits venus d’ailleurs. Pendant que nous autres Européens ne cessons, au contraire, de brandir la menace de l’ennemi intérieur et tentons vainement de le rejeter hors de nos frontières, les Zanzibaris l’invitent dans leur maison, lui offrent à manger et de quoi se vêtir, en apprennent le caractère et la posture, se font le relais de sa voix.
Ce que ces rites mettent en question est notre propre rapport à l’altérité
Que comprenons-nous de cette remarquable disposition des personnes à être les sujets de leur propre transformation? Et de l’immense effort collectif que supposent les rituels? Quel est le sens de cette importante mobilisation dont on répète encore et toujours le scénario? L’un des objectifs, évidemment, est la montée des esprits qui permettra de les entendre et de se faire entendre auprès d’eux. Ce qu’on cherche alors en tant qu’humain, c’est d’une part à savoir ce qu’ils veulent de nous, et de l’autre à leur répondre adéquatement. S’enclenche alors un dialogue au travers duquel une négociation des valeurs et du sens qu’on leur attribue est possible. Qu’est-ce qu’être un «bon» mari, un ami de «confiance» ou un marchand «respectable» selon l’esprit Kizungu? Et selon la communauté zanzibarie dans laquelle il s’exprime? Voilà que s’ouvre, dans l’entre-les-cultures, un espace de parole et de sens, semble-t-il, vital.
Parce que cohabiter c’est accorder les pas de la danse, accueillir, manger dans le même plat et dialoguer, chanter ensemble la douleur et la libération, les esprits nous enseignent à reconnaître autrui d’abord comme celui en présence de qui nous existons et à qui nous devons répondre. Nous lui sommes par conséquent redevable de la possibilité même d’exister. Et alors que pourrait-on imaginer de plus puissant que la célébration de la vie en dansant, en chantant et en mangeant sous le même toit? De manière un peu provocatrice, je dirais qu’ils ont l’intelligence de l’ironie et la sagesse du rire, là où nous avons la bêtise de la colère et la suffisance des réponses toutes faites. Ils relient là où nous séparons, cherchent le dialogue là où nous le refusons, dansent pendant que nous dormons, chantent pendant que nous râlons. Bien que je caricature jusqu’au cliché ce qui semble nous opposer aux Zanzibaris, je cherche avant tout à mettre en évidence un contraste qui doit nous faire penser le problème que nous avons avec ceux que nous appelons musulmans.
Je ne dis pas qu’ils ont les solutions dont nous manquons ni qu’ils réussissent là où nous échouons mais qu’ils sont, pour qui veut bien voir, un miroir en face duquel nous avons la possibilité de nous considérer et de réévaluer nos propres pratiques et discours. Il pourrait s’avérer parfois utile d’admirer chez l’autre ce qu’on dénonce chez soi pour, en retour, imaginer ce qui rendrait notre propre société vivable et admirable. Peut-être nous méprenons-nous terriblement en restreignant chaque jour un peu plus notre seuil de tolérance alors qu’il semble y avoir, dans cet «Orient» dont on a fait le double rival de l’«Occident», des voies de cohabitation possibles dont nous avons désappris à voir les vertus. Ce que ces rites mettent en question est notre propre rapport à l’altérité.
Bien que ces remarques soient celles d’un anthropologue intéressé depuis de nombreuses années par l’archipel de Zanzibar, elles sont avant tout celles d’un citoyen suisse soucieux du regard qu’il porte sur sa propre société. Une forme d’intolérance à l’Islam particulièrement insidieuse a pris racine ces dernières années et me force aujourd’hui à en prendre le contre-pied en revendiquant un regard curieux, interrogateur et bienveillant sur ceux que l’on rejette un peu rapidement à l’autre extrémité de l’axe.
Comment rendre familier ce qui n’est pas soi, ni de chez soi
Qu’est-ce que les Zanzibaris ont à nous dire, à nous autres Suisses? Avons-nous l’envie, l’énergie et l’intelligence pour penser ce qui nous lie, plutôt que ce qui nous sépare, à ces «musulmans» dont nous semblons ne plus rien vouloir savoir? Sommes-nous capables de nous ouvrir suffisamment pour apprendre quelque chose de ce qui se passe dans ces rituels d’incorporation des esprits? Oui, si nous faisons l’effort de voir dans ces rites une manière de rendre sensée l’irruption toujours inquiétante mais inévitable de l’étranger. Oui, si nous considérons ces métabolisations comme des façons de rendre la diversité acceptable et donc vivable. Oui également, si nous voyons là une volonté de «faire corps» avec les divers membres de la société avec lesquels il n’est pas toujours évident de créer et de négocier des liens.
Parce que l’enjeu, à Zanzibar comme en Suisse, est d’une importance sociale vitale: comment rendre familier ce qui n’est pas soi, ni de chez soi? Comment, au sens strict, cohabiter? Et cette question prend ici l’allure d’une exigence devant laquelle nous ne pouvons nous défiler. D’autres manières de gérer ce qui chez nous semble ne se vivre que dans les termes de l’exclusion et du rejet existe bel et bien et nous gagnerions probablement énormément à (ré)apprendre à voir ce qui, chez l’autre, peut nous inspirer et nous enjoindre à vivre mieux. Une intelligence et une curiosité collectives, si elles sont stimulées et entretenues, peuvent contribuer à rendre à une Suisse affaiblie sa force et à la guérir de ses phobies.
* Anthropologue, assistant diplômé et doctorant à l’Université de Lausanne.