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Une politique du bonheur?

AGORA RÉFLEXION • La mesure du «bonheur» s’est introduite parmi les indicateurs de développement des nations. Ce qui ne change rien sur le fond, selon Thierry Bornand, spécialiste en théorie politique.

 

Depuis quelques années, et en particulier depuis la dernière crise du système capitaliste, débutée en 2007, les indicateurs économiques dont se servent les Etats oligarchiques pour justifier leur gestion des affaires se sont définitivement dépréciés: le PIB n’est plus assez fiable pour mesurer le développement et orienter la «bonne gouvernance». Dorénavant, la mesure de l’activité marchande doit laisser place à la mesure du bonheur – mélange de bien-être matériel et de plénitude psychique – des individus.
C’est dans ce sens qu’a été créée en 2008, à la demande du gouvernement français, la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS), composée de savants experts en économie, dont certains «nobélisés» (Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Kenneth Arrow entre autres), exclusivement masculins (à une exception près). De manière semblable, le 2 avril 2012, l’ONU a organisé une réunion sur le «bonheur», proposée par le royaume du Bhoutan (qui le premier, en 1972, a introduit l’indice du «bonheur national brut») et destinée à mettre en œuvre une résolution adoptée en juillet 2011 par l’Assemblée générale.
La mission dont se sentent investis les technocrates est de «fournir aux responsables politiques les informations nécessaires pour déterminer dans quel sens devraient évoluer nos sociétés». La CMPEPS concluant par cette exhortation: «Les politiques devraient avoir pour but non d’augmenter le PIB, mais d’accroître le bien-être au sein de la société.»
L’idée selon laquelle la politique devrait avoir pour fin le bonheur des individus, à travers par exemple la liberté de commercer, n’est pas nouvelle. Elle est l’héritage direct de la pensée utilitariste, pour laquelle la somme des intérêts privés, souvent matériels, est l’origine du bien commun. Par ailleurs, cela s’inscrit parfaitement dans la logique de nos oligarchies: une poignée d’individus savent et décident de ce qui est bon pour les autres. Au final, si les indicateurs changent, le fond demeure. L’économétrie est morte, vive l’économétrie!
 
 

* Texte paru dans Pages de gauche n° 111, mai 2012, www.pagesdegauche.ch

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