De l’élevage au «care»
AGORA
DÉPOLITISATION • L’usage délibéré du terme «care» masque le rapport d’exploitation qui marque les conditions du travail des mères en charge d’élever des enfants.
Le care est un concept intraduisible issu de réflexions féministes, en particulier celles de Carol Gilligan et son «éthique du care» développée dans un ouvrage paru en 1982. Il est actuellement popularisé chez nous par Martine Aubry et la mise à l’ordre du jour du vieillissement de la population. Il recouvre à la fois le travail de soin auprès d’autrui et l’attitude d’attention à l’autre, mais la question reste ouverte de savoir en quoi ce terme apporterait quelque chose au débat politique, et même à la théorie féministe.
En effet, les problèmes que «la perspective du care» nous permettrait d’appréhender ont été soulevés et analysés par d’autres courants féministes, notamment le courant matérialiste, qui ont permis de les saisir et de les traduire en revendications politiques féministes. C’est un fait bien connu que, dans le système patriarcal, il existe une hiérarchie des sexes et une division sexuée du travail. Que dans cette division, les femmes se voient attribuer la part la moins valorisée et rétribuée devient donc tautologique. Affirmer ensuite qu’il faut «changer d’éthique» et reconnaître la valeur des tâches assumées par les femmes, c’est aussi candide et politiquement inutile que de dire qu’il faut aimer se faire servir pour libérer les esclaves. Si le patriarcat n’avait pas besoin de care, le maintien de la hiérarchie entre les sexes ne se ferait pas sentir aussi fortement.
Alors pourquoi utiliser le mot care? Sa définition ne fait l’objet d’aucun consensus et varie davantage selon l’objet de la démonstration théorique que selon les discours et pratiques étudiés, montrant bien que ce concept relève plus d’un besoin rhétorique que politique. Si l’on peut comprendre que certain-e-s féministes aient souhaité disposer d’un terme sexuellement neutre pour dénaturaliser et valoriser des activités traditionnellement considérées comme féminines, la démarche contient ses propres limites. La volonté de décrire ce qui relève du care semble par exemple souvent masquer les conditions de production du travail. Pourquoi l’analyse économique des rapports de sexe qui rend compte plus clairement du travail de care des mères en le qualifiant d’élevage des enfants devrait être écartée au profit d’un terme plus «aimable» niant le rapport d’exploitation?
Bref, le care semble surtout constituer un énième avatar de l’éthique, offrant l’occasion de parler de problèmes politiques sans les politiser, donc non seulement sans s’exposer, mais surtout sans prendre le risque de changer réellement quoi que ce soit au patriarcat.
* Texte paru dans Pages de gauche n° 110, avril 2012, www.pagesdegauche.ch