Agora

Déstabilisation américaine en Afrique de l’Est

Plusieurs faits récents, relatés rapidement dans les médias, ont confirmé l’important engagement militaire américain en Afrique de l’Est. Ainsi, une centaine de soldat-e-s ont été envoyés mi-octobre en Ouganda afin d’aider à éliminer (deter and defeat) Joseph Kony et sa rébellion de l’Armée de libération du seigneur (ALS). Si ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis prêtent main forte à l’armée ougandaise, la particularité de cette mission est que l’armée américaine aura le droit de se déplacer, outre en Ouganda, au Sud-Soudan, en République centrafricaine et en République démocratique du Congo. Si le caractère violent et destructeur de l’ALS n’est bien sûr pas contesté (Joseph Kony est recherché pour crimes contre l’humanité), l’intervention américaine pose certaines questions et s’inscrit dans un contexte particulier qu’il est important de reconstituer. D’autre part, toujours avec le support de l’armée américaine, le Kenya est entré en guerre ouverte avec les «shebabs» somaliens. Les troupes kenyanes sont entrées en territoire somalien et leur aviation a bombardé plusieurs positions ou zones sous contrôle des milices islamistes somaliennes, ainsi que des camps de réfugié-e-s.
Ces différents événements semblent montrer que le commandement militaire américain pour l’Afrique (AFRICOM) a trouvé son rythme de croisière et que l’approfondissement de la collaboration militaire américaine avec de nombreux pays débouche sur des opérations conjointes aux conséquences souvent désastreuses pour la démocratie et les droits humains.
L’AFRICOM a été formellement constitué en 2008 et son commandement installé à Stuttgart en Allemagne. Il a la responsabilité sur tous les pays africains, à l’exception de l’Egypte. Comme indiqué sur son site Internet, la mission d’AFRICOM est de protéger et défendre les intérêts américains en renforçant les capacités de défense des pays africains ou en intervenant directement afin de créer un environnement sécuritaire favorable à la bonne gouvernance et au développement. Les objectifs sont très vagues (de ceux qui permettent d’intervenir partout et en tout temps), avec toutefois un accent mis sur la lutte contre le terrorisme. Enfin, comme il est d’usage désormais, les objectifs militaires et de développement sont mélangés.
En clair, cela se traduit par le renforcement du rôle des attaché-e-s militaires, de nombreuses opérations militaires conjointes, en particulier dans la Corne de l’Afrique (à partir de la base militaire de Djibouti qui compte environ 2500 soldate-s) et de l’extension des opérations clandestines liées à la «guerre contre le terrorisme» en Afrique de l’Est (à partir du Kenya).

Guerre par procuration en Somalie. Le Kenya occupe une place particulière dans la stratégie militaire américaine. Historiquement, ce pays a toujours eu de bonnes relations avec les Etats-Unis du temps de la guerre froide. En outre, il fait frontière avec la Somalie où plusieurs attentats terroristes ont été commis (notamment l’attaque contre l’ambassade américaine en 1998). L’intervention militaire kenyane en Somalie répond donc essentiellement à des impératifs stratégiques américains.
Il en est de même en Ouganda où l’AFRICOM a lancé une opération militaire contre l’ALS. Cette rébellion de type millénariste, en guerre contre le président Museveni depuis son accession au pouvoir en 1986, offre l’occasion aux éléments de l’armée américaine de prendre pied dans cette région transfrontalière. Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’être naïf à propos des intérêts américains: l’ALS opère près du lac Albert où d’importantes réserves de pétrole ont été découvertes et sont en train d’être mises en production. Le risque de nuisance est donc plus important que quand il s’agissait de terroriser et de massacrer les habitant-e-s ainsi que de voler leur bétail.

Pratiques «illibérales». Il est intéressant de constater que les interventions américaines directes ou indirectes épousent les formes de la «war on terror». Le contexte d’intervention est toujours celui de l’état d’exception et reproduit les exemples irakien et afghan. L’assistance militaire et les financements divers n’ont eu que peu d’effets sur la réduction du terrorisme mais ont contribué à davantage d’abus des droits de l’homme et de dévastation. Dans ces différentes situations (Somalie, Ouganda et Kenya), cela démontre que la construction et l’imposition forcée d’un Etat et le renforcement en parallèle des capacités sécuritaires sont le terreau idéal pour des pratiques «illibérales».
 

* Texte paru dans Pages de gauche n°106, décembre 2011. www.pagesdegauche.ch

Opinions Agora Mathieu Gasparini

Connexion