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CES TWEETS QUI CACHENT LA FORÊT

MEDIAS SOCIAUX • Quel est l’impact réel d’Internet dans les soulèvements populaires? L’apport des nouvelles technologies comme instrument de lutte est moins déterminant qu’il n’y paraît, selon le chercheur Sébastien Salerno. Reste qu’elles participent à une diffusion du pouvoir.

Wael Ghonim, administrateur d’une page Facebook devenue une plate-forme importante de discussion et d’organisation de la mobilisation pour des réformes économiques et politiques en Egypte, a été placé en tête du classement annuel des cent personnes les plus influentes selon Time. S’ajoutant à d’autres, cette distinction salue le courage de ceux qui se sont cognés aux interdits des régimes autoritaires tunisien et égyptien – Wael Ghonim a passé plusieurs jours en prison pour son rôle dans la révolution égyptienne. Elle invite aussi à considérer comme fort l’impact d’Internet dans les soulèvements populaires. En faisant vivre une parole vraie et en facilitant la mise sur pied d’actions collectives, les blogs, microblogs et médias sociaux menaceraient tout régime autoritaire.
Cette thèse, défendue avec force par le Département d’Etat des Etats-Unis, bien avant qu’arrive le «printemps arabe», paraît s’imposer dans les diplomaties occidentales. Pourtant, le bilan d’Internet et des médias sociaux comme instrument de lutte contre les régimes répressifs est tout sauf net.

Le bureau d’un mouvement social tient désormais dans une sacoche

On peut affirmer qu’Internet, dans sa version 2.0, simplifie considérablement les activités de secrétariat et de mobilisation des mouvements sociaux. Peu cher et axé sur la production et l’échange de contenus, ce média est en outre disponible via divers appareils de communication transportables (smartphones, pc, tablettes). Le bureau d’un mouvement social tient désormais dans une sacoche. Avec un ou deux appareils, les activistes agrègent les avis, diffusent des actions de protestation qui pourront être rejouées ailleurs, disséminent les appels, etc. Sont ainsi abaissés le danger de dénonciation par les intermédiaires et le risque lié à la détention de documents sensibles. Les textes et les images circulent d’un écran à un autre.
Ce qui place les chefs des Etats autoritaires face à un dilemme: laisser Internet libre et risquer de voir des documents compromettants pour eux y pulluler, ou bloquer son accès et être accusés d’entraver la liberté d’expression et le développement économique (pour avoir coupé Internet pendant les manifestations de janvier, Hosni Moubarak a été condamné par le tribunal administratif du Caire à une amende de 200millions de livres).
Le déséquilibre de moyens de communication entre le mouvement social et l’Etat autoritaire ne disparaît pas. Mais en cassant la mainmise de ce dernier sur la communication médiatique, tout en ouvrant aux citoyens l’accès aux informations indépendantes et aux témoignages, Internet et les médias sociaux ont un effet multiplicateur de communications: les nouvelles officielles sont commentées, contredites, moquées; les injustices, les disparitions, les actes de protestation et les affaires de corruption locales obtiennent un écho global.
Cette activité communicationnelle produit des communautés participatives prêtes pour l’action et engendre une influence personnelle sur ses participants qui agit comme un filtre vis-à-vis des messages des médias de masse contrôlés par le pouvoir.
Internet et les médias sociaux impactent aussi le «terrain». Facebook, Twitter ou Bambuser augmentent la taille des manifestations et orientent ceux qui y participent. Voir un message rassurant sur les conditions dans lesquelles se déroule l’action collective peut décider de l’implication d’un individu jusque-là hésitant. Une fois engagé dans la manifestation, d’autres messages peuvent guider sa conduite et celles des autres participants, surprendre des forces de l’ordre réputées infaillibles et donner des ailes aux protestataires synchronisés.

Les révolutions nécessitent plus que des blogs et des tweets pour réussir

A l’inverse, on peut estimer que les révolutions nécessitent plus que des blogs et des tweets pour réussir. Afin qu’advienne une situation révolutionnaire, il faut qu’une fracture importante s’ouvre dans un régime autoritaire. Plusieurs éléments peuvent y concourir, parmi ceux-ci, l’impuissance ou le refus d’une partie des détenteurs du pouvoir de réprimer les contestataires. Or, cet élément clef ne peut résulter de la seule pression démocratique qui s’exerce via Internet et les médias sociaux sur un régime autoritaire. En 2009, la police iranienne et les miliciens bassidjis ont réprimé brutalement le mouvement vert, malgré l’activisme de la blogosphère (notamment la campagne «where is my vote?»), malgré Twitter, malgré les images de la mort de Neda Agha-Soltan. Pas plus que les caméras des télévisions étrangères, les blogs n’arrêtent pas les balles des forces de l’ordre dans les Etats répressifs.
L’apport de ces nouvelles technologies semble d’autant plus faible qu’à leur tour les Etats ont investi le cyberespace. Ils agissent à partir de la Toile et dans la Toile afin de défendre et augmenter leur pouvoir vis-à-vis des autres Etats et de l’opposition interne. En 2006, un groupe de jeunes opposants au président Alexander Loukachenko qui utilisait le flash mob s’est fait arrêter par la police biélorusse au moyen d’Internet. Pour documenter leur démarche et recruter de nouveaux membres, les organisateurs diffusaient leurs actions sur la communauté virtuelle LiveJournal et les sites de partage en ligne de vidéos et de photos. Sommée de mettre fin à ces scènes qui ridiculisaient le pouvoir, la police a entrepris la surveillance de la blogosphère. Rapidement, elle a compris les logiques de diffusion des actions des organisateurs et les a empêchées. En réponse, les organisateurs ont décidé de complexifier la diffusion sur Internet de leurs actions, voire à s’en passer.
Quant au cycle de mobilisations en cours dans le monde arabo-musulman, on peut arguer qu’il procède avant tout des griefs sociaux, auxquels s’additionne l’exaspération croissante de la population et des élites face à la volonté des autocrates de conserver le pouvoir en intronisant un membre de leur famille comme successeur. Ces données sont plus difficilement montrables par les médias d’information que les cortèges allant en direction du palais de Carthage ou les rassemblements géants de la place Tahrir, et donc moins expliqués. Le surcroît d’attention porté aux nouvelles technologies avec lesquelles une partie des contestataires ont organisé les premiers jours du mouvement se fait au détriment de faits tout aussi décisifs dans le départ des présidents Ben Ali et Moubarak.
On pourrait poursuivre la confrontation des arguments maximisant et minimisant l’incidence d’Internet et des médias sociaux sur les soulèvements en cours dans les régimes autoritaires, mais on ne peut pas contester que ces nouvelles technologies participent à une diffusion du pouvoir. Pour les Etats, comme pour les mouvements sociaux, l’exercice de l’autorité est devenu plus complexe. On ne peut pas contester non plus qu’elles transforment les audiences, et par conséquent les citoyens.
 

Le même chemin que la télé
Les groupes qui se révoltent actuellement dans les pays arabes se servent des applications sociales de médias (Facebook, Twitter, etc.) pour mobiliser et documenter leurs actions. Le mouvement des «Indignés» qui essaime l’Europe les a utilisées pour délibérer. Nombre d’associations nord-américaines, tel Hands Across the Sand, un réseau d’opposants au forage pétrolier offshore, les emploient pour collecter des fonds. Depuis 2010, l’usage d’Internet et des médias sociaux à des fins politiques s’est diversifié, massifié, globalisé. Nul ne doute que là où les écrans dominent, Internet et les médias sociaux viendront supplanter la télévision, comme cette dernière a supplanté la radio. Les résultats des élections, les révolutions, les faits divers, les scandales, les crises ne seront plus seulement télévisés; mais en ligne également. Comment Internet et les médias sociaux transformeront-ils nos démocraties?
Si on envisage les rapports entre les médias et la démocratie en privilégiant un point de vue technologique, on peut faire l’hypothèse qu’Internet et les médias sociaux poursuivront deux processus initiés par la télévision: la personnalisation des affaires publiques et la fragmentation des audiences.
La télévision a évincé les partis politiques, les groupes d’intérêts et les mouvements sociaux au profit des «personnalités». Les nouveaux médias, dont le propre est de faciliter la production et l’échange de contenus par les utilisateurs, accentueront cette évolution. Au vrai, politiques et porteurs de cause cornaquent déjà leurs campagnes personnelles à l’intérieur et à l’extérieur de leur groupe à partir de leur communauté, ou de leur réseau d’«amis». Mais lorsqu’une majorité d’entre eux se seront ralliés à cette innovation, ceux qui voudront se démarquer devront mobiliser des moyens plus importants qu’aujourd’hui. La personnalisation des affaires publiques à l’ère du Web 2.0 creusera l’écart à l’intérieur de l’espace politique entre les plus pourvus et les moins dotés en ressources.
Engagée par l’explosion de l’offre en matière de chaînes de télévision qui s’amorce dans les années 1980, la fragmentation des audiences se renforcera avec la prédominance d’Internet et des médias sociaux. Dès à présent, en activant des filtres, les utilisateurs des nouveaux médias peuvent recevoir des contenus customisés selon leurs intérêts. Si elle devait s’accentuer, la baisse d’audience des chaînes généralistes au profit d’Internet et des médias sociaux risquerait de rétrécir la base commune d’information.
A l’instar des médias traditionnels, les nouveaux médias ne rendront pas nos démocraties plus gérables collectivement. Ils les rendront plus réactives et protestataires; plus critiques envers le pouvoir et ses représentants; moins passives et plus collaboratives. Aussi, ils engendreront de nouveaux acteurs politiques réels et virtuels (telle Amina Arraf1) et de nouveaux dangers. S.S.
1 La jeune lesbienne blogueuse de Damas, devenue l’icône des insurgés en Syrie et soi-disant kidnappée, est apparue, il y a quelques semaines, être une invention sur la toile d’un étudiant américain vivant en Ecosse.

Chercheur en communication et médias, chargé d’enseignement à l’Université de Genève.