CHANGER DE MODE DE VIE
«Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres: mais s’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres.»1
Jean-Jacques Rousseau
Des exemples du passé montrent que des sociétés qui abusent des ressources disponibles finissent par s’effondrer dans la douleur. C’est ainsi qu’ont disparu la civilisation Maya vers l’an 900, celle de l’île de Pâques au XVIIe siècle, les colonies vikings du Groenland et bien d’autres2. Des exemples des crises plus actuelles, comme au Rwanda et en Haïti, montrent des mécanismes semblables. Ces effondrements font intervenir à chaque fois les mêmes facteurs: une augmentation de la population, la déforestation, une surconsommation des ressources disponibles, parfois accentuée par des pressions extérieures comme un changement climatique, des conflits pour l’accès aux dernières ressources, et une incapacité politique de prévoir les évènements et de prendre les décisions nécessaires au rétablissement d’un équilibre. Cette brève énumération suggère déjà que notre société pourrait bien se trouver elle-même au seuil d’un effondrement.
Un monde en rupture
En effet nos consommations excèdent la capacité de production de la nature. Pour l’ensemble de l’humanité, il faudrait aujourd’hui une planète et demie pour atteindre l’équilibre entre ce que produit la nature, et ce que nous consommons en énergie, aliments, et minerais. Malgré cela, la plus grande partie de l’humanité vit dans la pauvreté ou la misère, et plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau propre. Si tous vivaient au niveau européen, il faudrait trois planètes, et sept pour vivre au niveau des Américains du Nord. Cette situation fait suite à une forte croissance démographique –la population mondiale a été multipliée par douze depuis 1800, et par deux depuis 1960– et à une boulimie inextinguible de ressources et d’énergie. Les énergies non renouvelables polluent l’environnement et s’épuisent, le cycle de l’eau est perturbé à grande échelle, la déforestation continue à un rythme effréné, de nombreuses espèces et les écosystèmes régressent.
Des solutions techniques?
Beaucoup espèrent dans l’efficacité énergétique, l’amélioration des procédés de production et l’augmentation des taux de recyclage pour redresser la situation. Isolation des bâtiments, moteurs plus performants, appareils moins gourmands en énergie, collecte et recyclage des déchets, énergies renouvelables nous font rêver d’un nouveau monde, plus écologique, plus durable.
Malheureusement tant que les politiques sociales et économiques de la plupart des pays du monde reposeront sur l’idée de croissance, le taux de consommation des ressources rattrapera l’amélioration de l’efficacité. Notre économie est devenue dépendante de la croissance, et il suffit qu’elle ralentisse quelque peu pour que l’ensemble de notre système se fragilise, que le chômage augmente, que l’équilibre financier des Etats soit rompu et que le filet social soit menacé.
L’idéologie de la croissance est un mensonge et une absurdité: un mensonge parce que la croissance dont on parle est celle du PIB, c’est-à-dire du niveau d’activité économique et des flux financiers. Elle ne tient pas compte du capital le plus important, celui des ressources naturelles, qui décroît depuis une cinquantaine d’années, et qui n’entre pas dans les comptabilités nationales. La croissance est aussi une absurdité, car il est impossible de croître indéfiniment dans un monde limité. Pour ces deux raisons la croissance n’est pas possible dans la durée: elle nous confrontera forcément à des ruptures, qui seront d’autant plus sévères qu’elles interviendront tardivement. Plus nos sociétés seront dépendantes de ressources vouées à se raréfier ou à disparaître, plus la chute sera douloureuse.
De nouvelles valeurs
Le matérialisme a peu à peu instauré un système de valeurs fondé sur l’arrogance, la domination, la compétition, l’envie, la démesure, au détriment des valeurs écologistes et humanistes. Puisque le matérialisme ne parviendra jamais à combler les besoins profonds de l’humain, il engendre des frustrations, génératrices de nouveaux besoins et de nouvelles consommations. Pour sortir de ce cercle vicieux avant l’effondrement, et rétablir un équilibre entre l’humanité et la nature, il faut provoquer un sursaut moral et restaurer des valeurs collectives de respect, d’humilité, de solidarité, de sobriété, de partage et de coopération. C’est seulement si nous devenons plus sobres que le progrès technique pourra réellement nous aider à réduire notre pression sur la nature.
Ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement, Philippe Roch est, avec le PrDominique Bourg, coorganisateur du colloque interdisciplinaire «Modes de vie», à l’Université de Lausanne, 15 et 16 juin 2011.
Aujourd’hui et demain, à Lausanne1, des spécialistes se penchent sur des situations du passé et du présent, dans lesquelles des individus, des groupes ou des sociétés entières ont fait le choix d’une vie plus sobre. Seront traités les cas de certaines élites converties à la vie monastique à la fin de l’empire romain (René Nouailhat), des mouvements de pauvreté chrétiens des XIIe-XIVe siècles, vaudois, franciscains, fraticelles (Sylvain Piron), et des Brahamanes, une élite convertie en masse à une forme d’ascèse (Jean-Claude Galey). Le traducteur d’Arne Naess présentera la philosophie et l’histoire du mouvement de l’écologie profonde, Michel Puesch examinera comment les grandes idées, à l’exemple de celle du Mahatma Gandhi, trouvent une application pratique, et Yvan Rytz exposera les expériences du village de Findhorn et l’émergence de l’écopsychologie. Enfin Aurélien Boutaud posera quelques briques pour construire un autre monde.
Ces contributions donneront lieu à des tables rondes chargées, lors de la seconde journée, de tirer des leçons pour nos sociétés actuelles et favoriser leur transformation vers un monde plus durable, plus humain, en paix avec la nature. Une quinzaine de spécialistes de différentes disciplines et personnalités du monde économique et politique débattront des questions suivantes:
• Quels sont les lieux de fragilité de notre société, les premiers signes d’un possible effondrement?
• Quels signes avant-coureurs quant à de futurs changements de modes de vie?
• Quels peuvent être les leviers, les possibilités de changement? Animés par quels acteurs?
• Quelles visions d’avenir, utopies ou contre-utopies, avec pour toile de fond la question de la désirabilité du changement?
Nul doute que les mouvements modernes de sobriété volontaire, de sobriété heureuse2 et de décroissance auront inspiré les réflexions de ces deux journées.
Les travaux du colloque, soutenus par la Fondation Salvia, donneront lieu à l’édition d’un livre dans la collection «écologie et spiritualité», aux éditions Labor et Fides.
P. R.
1 http://www.unil.ch/ipteh/page85597.html
2 Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes sud, 2010.
1 Jean-Jacques Rousseau, Dernière réponse, Œuvres complètes, III, La Pléiade, Gallimard, 1964 p. 79.
2 Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006.