MARCELA IACUB: LES LOIS DE LA CHAIR
article paru dans HETEROGRAPHE
Juriste et chercheuse au CNRS (Centre national de recherche scientifique, France), Marcela Iacub aborde dans son travail des questions essentielles qui ont trait à l’espace public, à la pudeur et à la liberté d’expression: à travers l’analyse circonstanciée de l’évolution des lois et des débats publics qu’elles suscitent –en touchant des cas limites tels que la prostitution, l’euthanasie, la pornographie et le droit des animaux–, elle nous invite à découvrir des procédés politiques et disciplinaires qui n’ont rien de «naturel».
Vous êtes juriste de formation et vous avez montré à travers votre travail très pointu combien le droit est un «véritable instrument de connaissance et un précieux outil de critique politique», en vous concentrant tout particulièrement sur les domaines du corps. Pourquoi la question du corps est-elle centrale dans votre recherche?
Marcela Iacub: Si je dois aller vers l’origine intellectuelle lointaine de cet intérêt, il me revient une image de ma propre révolte adolescente, quand j’opposais à mes parents le droit à disposer de mon corps, ce qui me semble un droit élémentaire dans un régime démocratique. Dans ma thèse (non publiée), je me suis intéressée à l’interdiction du suicide sous l’Ancien-Régime: il était alors considéré un crime majeur, car se tuer était plus grave que de tuer autrui; on en arrivait même à faire des procès aux cadavres et à déshériter toute la famille du suicidé. Pourquoi l’apparition de l’Etat comme phénomène institutionnel –à partir de la fin du XIIIesiècle– est-elle concomitante avec l’apparition du crime de suicide? On disait que celui qui s’ôtait la vie enlevait un sujet au prince! Au fond, c’est une question qui a structuré tout mon travail par la suite. Des reliquats de ces structures-là sont encore présents dans le monde qui a suivi la Révolution française: le devoir de mourir pour la patrie jadis ou les difficultés que l’on retrouve encore aujourd’hui à légaliser le suicide assisté, l’euthanasie. Le droit à la vie ressemble trop à un devoir de vivre non pas pour soi mais pour un Autre.
C’est pour cela que vous vous êtes attachée à la question De la pornographie en Amérique, votre livre paru en 2010 et sous-titré justement La liberté d’expression à l’âge de la démocratie délibérative? Il est quand même paradoxal qu’au pays du «Premier amendement», la liberté de parole et de création souffre des exceptions dès qu’on s’approche du domaine du sexe…
Ce livre a une genèse tout à fait particulière: en 2007, la Cour européenne a confirmé la condamnation de l’écrivain français Mathieu Lindon, pour son roman Le procès de Jean-Marie Le Pen, pour les propos tenus par un personnage de fiction. Etant donné que l’auteur est un ami, j’ai suivi de près son procès et je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait considérer les propos d’un personnage de fiction comme étant diffamatoires. En étudiant la jurisprudence de la Cour européenne, j’ai alors compris qu’en Europe l’expression artistique est plus suspecte, plus facilement l’objet de condamnations, que l’expression journalistique. Bizarrement, tout ce qui est dit d’une manière métaphorique est considéré plus grave que les discours directs.
J’ai alors voulu confronter cette situation avec celle des Etats-Unis et j’ai été surprise: cette démocratie a réinventé la liberté d’expression sous la forme la plus radicale qui soit dans des théories élaborées par les juges de la Cour suprême depuis les années 1920. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1950 que la libéralisation commence à devenir effective. Pourtant, cette libéralisation triomphante a trouvé un véritable point d’arrêt avec le sexe. C’est pourquoi on peut dire que le sexe n’est pas une question démocratique comme une autre dans le débat public.
Vous avez publié des essais très pointus mais vous avez aussi confié vos préoccupations intellectuelles à une contre-figure naïve (Louise Tugènes dans Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle?) ou carrément abordé ces questions d’une manière romanesque, (Aimer tue); dans Une journée dans la vie de Lionel Jospin, vous égratignez l’homme politique, tout en déclarant qu’il ne s’agit que de pure fiction. Pourquoi ces glissements de genre?
Je ne suis pas du tout une romancière: je suis trop intellectuelle pour m’adonner vraiment à la littérature et j’ai du mal à travailler avec les émotions. Ces ouvrages à la limite des genres sont donc plutôt des expériences de pensée. Il s’agit de livres fort différents au regard de mes travaux universitaires, car ils sont le résultat d’une inspiration pure. Le personnage de Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle? s’est presque manifesté tout seul, comme une évidence, comme une voix qui m’habitait. Dans le cas de Lionel Jospin, j’étais impressionnée par certains traits de son caractère dont il n’est pas le seul exemple, bien entendu. Et là encore, la voix que j’ai employée pour écrire ce livre m’est venue toute seule, comme dictée par quelqu’un d’autre.
Dans mon dernier livre sur la viande, ce procédé est différent que dans les autres. C’est aussi le résultat d’une inspiration mais, pour la première fois, j’essaie de me servir d’un récit presque littéraire pour des explorations théoriques et philosophiques que je n’avais pas faites auparavant. Mon souhait est de chercher à faire penser à des questions très importantes et qui concernent tout un chacun, notamment l’alimentation carnée, notre rapport aux animaux, à partir de procédés qui soient accessibles à un grand public. Ce n’est pas pour autant un livre de vulgarisation. Je ne tente pas de rendre accessibles des choses que je savais déjà. Je découvre des problèmes théoriques en même temps que je raconte ma propre histoire. Par ailleurs, c’est la première fois que je parle de moi dans un livre, que je suis l’objet de mes recherches, moi en tant que membre de l’espèce humaine et en tant que mangeuse de viande. Mais aussi en tant que sujet d’expériences vitales singulières et spécifiques.
A travers ces fictions, vous abordez certains des thèmes qu’on retrouve dans vos essais plus académiques: je pense par exemple à votre travail sur l’espace public (Par le trou de la serrure. Une histoire de la pudeur publique. XIXe-XXIeesiècles), où vous démontrez avec finesse le passage d’une conception de la pudeur de type spatial (ce qu’on peut montrer-voir) à une conception plus psychologique (ce qui est sain ou pervers). L’espace public est-il un enjeu central pour vous?
La démarcation entre privé et public relève de la distribution étatique des désirs et des plaisirs dans l’espace: c’est une manière de créer des zones de visibilité et de dissimulation. Ce n’est pas un critère moral que le droit met en scène, mais purement spatial. L’outrage public à la pudeur –institué par le Code pénal français de 1810– était aussi la garantie d’un Etat qui n’intervenait pas sur la vie sexuelle du citoyen. L’Etat avait créé un mur, le mur de la pudeur, qui départageait donc deux mondes ayant des règles de visibilité de la sexualité entièrement différentes. Tout ce qui était sexuel n’était visible que dans le monde privé, celui qui n’était pas accessible au public.
A partir du milieu du XIXesiècle et, plus précisément, à partir des années 1970, la spatialisation de la sexualité a laissé la place à une psychologisation de plus en plus poussée. En même temps que les mœurs se libéralisaient, les frontières spatiales sont devenues des frontières mentales, ce qui a engendré un contrôle sur l’individu et ses pulsions. Comme un système de vases communicants au fur et à mesure que l’espace public se libéralisait, le privé subissait un contrôle étatique accru. J’aime beaucoup –même s’il s’agit d’une tendance très critiquée– la manière dont les gens s’emparent aujourd’hui de l’espace public pour parler de questions très personnelles.
La possibilité d’investir le personnel dans l’espace public est à mon sens une réponse de la population au fait que l’Etat se soit mis à surveiller de si près notre vie privée. C’est comme une manière de dire, ce n’est pas seulement l’Etat qui a droit à rendre publics les problèmes privés pour appliquer des sanctions. Nous qui sommes surveillés par lui, nous avons aussi le droit d’exprimer notre intimité dans l’espace public, de nous emparer de ce dernier pour en parler de la manière dont nous le souhaitons.
Vous avez beaucoup insisté, dans vos livres, sur l’idée de l’ordre symbolique, «triste flammèche que quelques esprits en mal de grands mots ont pu sauver de l’extinction du joyeux incendie du structuralisme anthropologique et psychanalytique des années 1950 à 1970», comme si un basculement puissant s’était opéré: d’une loi qui créait des cloisons, des limites et des divisions, on est passé à une loi «naturalisante», qui fantasme ses objets. La libération sexuelle n’a pas libéré la loi, elle l’a presque rendue esclave des a priori culturels?
La théorie de l’ordre symbolique est une construction idéologique très faible pour justifier le conservatisme: au lieu de dire que l’on fait des choix politiques de cette nature, on se borne à avancer que les enfants vont devenir fous sans telle ou telle éducation ou famille.
Les sociétés démocratiques ont désarmé peu à peu la société civile des moyens qu’elle aurait pu se donner pour s’organiser d’une manière riche et ouverte en la privant de son pouvoir d’imaginer. On aurait pu néanmoins espérer que les bouleversements des années 1970 auraient pu amener à une société civile plus autonome de l’Etat, capable de réinventer les liens interpersonnels et familiaux par le moyen du contrat. La contractualisation de la vie privée, la possibilité que les gens inventent comme ils le souhaitent les rapports familiaux ou ceux de solidarité économique aurait favorisé l’émergence de sociétés plus libres et plurielles.
Je trouve dommage que le droit de contrat n’ait pas pu rentrer dans la sphère privée, pour nous laisser choisir de manière plus autonome le type de vie que nous entendons mener.
Votre nouvel ouvrage, Confessions d’une mangeuse de viande, traite une question que vous avez déjà évoquée auparavant (spécialement dans les chroniques pour Libération), celle des droits des animaux.
C’est encore une fois un livre assez personnel, qui relate votre histoire de «mangeuse de viande» convertie au végétarisme… J’ai été fascinée par une histoire jurisprudentielle: celle d’un homme condamné pour avoir sodomisé son poney, même si l’animal en question n’avait pas souffert. Je trouvais tellement excessif ce jugement que je me suis intéressée à l’histoire de la protection des animaux. Je suis ensuite tombée sur un livre de Plutarque, intitulé Manger la chair. Ce texte m’a littéralement bouleversée et je suis devenue incapable de mettre un morceau de viande dans ma bouche. Moi qui suis Argentine et qui ai mangé des quantités immenses de viande, je me suis retrouvée à déconstruire ma propre histoire, mon éducation carnivore, les distinctions que j’ai apprises entre animalité et humanité, la supposée nécessité de manger de la viande. De fait, j’ai fait le récit de ma vie de mangeuse de viande depuis mon enfance.
J’ai essayé de comprendre notre condition carnivore dans une démarche à la fois théorique et littéraire. C’est une sorte de roman fait de théories, un roman et un essai tout à la fois. Dans ce livre, j’ai cherché non seulement à réfléchir à la condition animale d’une manière très radicale d’un point de vue théorique, mais aussi au rapport que nous entretenons avec la vérité lorsque nous mangeons de la viande. Car pour pouvoir le faire, nous devons oublier toute une série d’étapes qui ont été nécessaires pour que ce steak soit dans notre assiette, et notamment notre propre responsabilité dans ce processus. Il faut une énorme mauvaise foi pour manger de la viande.
Mais dans ce livre, je ne parle pas de celle des autres, mais de la mienne, de ma mauvaise foi à moi. Comment pourrais-je accuser quelqu’un de ce que j’ai fait pendant toute ma vie?
LECTURE ET VERNISSAGE
Les homolittératures tiennent salon
Le numéro 5 d’Hétérographe, revue des homolittératures ou pas sera présenté à l’occasion du Salon du Livre de Genève par une soirée de lectures (avec Gilles Sebhan, Alban Lefranc, Diego Sanchez) samedi 30avril 2001 à 19h30 (Espace Dialogai, 11-13 rue de la Navigation, Genève) et un vernissage, dimanche 1ermai, au Stand «Le social en lecture» du Salon (Palexpo, Genève). Ce numéro propose de nombreux textes inédits, des traductions (du russe, de l’espagnol et de l’italien) ainsi que des entretiens (Marcela Iacub, Dennis Cooper), des articles et des critiques. Pour plus d’informations : www.heterographe.com. P.L.