Contrechamp

LE RACISME, UNE IDÉOLOGIE PERFORMANTE

RÉSISTANCES – Tant en Suisse, en France, que dans le reste de l’Europe, le racisme a connu un renouveau à partir des années 1980. Karl Grünberg, d’ACOR SOS Racisme, examine les raisons de l’impuissance des milieux de luttes antiracistes à juguler sa croissance.

Au milieu des années 1980, les héritiers du fascisme des années 1930, nourris d’anticommunisme pendant la guerre froide, voient l’intérêt d’un racisme nouveau pour remonter sur la scène politique. Les partis gouvernementaux européens ne les imiteront que dix à vingt ans plus tard. En Suisse, l’Union démocratique du centre (UDC) sera pionnière en la matière.
Créé par des guerriers battus et revanchards, le Front national de Jean-Marie Le Pen, en France, comprend la puissance de ce phénomène. Son fascisme l’empêchera d’en récolter des fruits que cueilleront plus tard Sarkozy et les siens.

Que comprend Le Pen?
– La classe dominante a rompu le consensus de la démocratie sociale et s’attaque à «l’Etat providence». La gauche institutionnelle ne peut plus croître. Dès mars 1983, avec le tournant de la rigueur, le deuxième gouvernement de François Mitterrand illustre cette régression;

– La gauche ne peut pas empêcher la droite de reprendre ce qu’elle a concédé. Désorientés, de larges secteurs de la population entendent que l’immigration algérienne (arabe, musulmane) est responsable. Après avoir affaibli la France avec leur indépendance, les Algériens l’envahiraient et elle serait leur victime;

– En Suisse, l’«Überfremdungsdiskurs»1 arme efficacement le nationalisme xénophobe. La «préférence nationale» permet de substituer à la citoyenneté une définition identitaire du vivre ensemble. Cette voie aussi Sarkozy la suivra.
Au fil des années 1990 et 2000, les partis gouvernementaux européens comprennent qu’ils sont fragilisés par leurs politiques. Réduire l’assiette fiscale, démanteler les législations sociales et le service public disqualifient les parlements. Faute d’horizon social, que faire, sinon valoriser l’appartenance identitaire?

Les entreprises transnationales et les organismes économiques supranationaux imposent leur loi. Ils affaiblissent les Etats Nations et contribuent au discrédit des partis gouvernementaux. Cette double évolution a tracé la voie. Le racisme est une idéologie performante lorsque les autorités déchirent le contrat social.

La concurrence qui oppose les intérêts impérialistes et colonialistes ajoute ses exigences à l’électoralisme raciste des partis. Elle appelle un contrôle renforcé de leurs zones d’influence respective, stimule des guerres régionales, légitime des Etats voyous.

Le racisme illustre un nouveau rapport à la politique. Fini le citoyen qui revendique des droits politiques et sociaux dans un monde où il est le souverain. Ecrasé sous le poids de sa responsabilité, l’homme nouveau est enchaîné à sa civilisation plutôt que libéré par la solidarité et l’espoir.

L’islamophobie présente l’islam comme antisémite, homophobe, antiféministe et antidémocratique. Opposé à l’occident, il susciterait le clash des civilisations. L’islamophobie justifie également les guerres d’encerclement de la Chine ou de la Russie, les guerres pour le pétrole, pour la prééminence occidentale (blanche). Les guerres de pillage colonial ont toujours été menées au nom de soi disant projets civilisateurs2. L’islamophobie, enfin, cache la faiblesse des institutions démocratiques européennes sous le vernis d’une référence à «notre civilisation occidentale», «judéo-chrétienne» qui devrait être «protégée» contre la population européenne d’origine musulmane désignée comme «envahisseuse».

L’impérialisme refuse des droits humains élémentaires aux ressortissants des pays dont il ne reconnaît plus le droit à l’indépendance, ni le contrôle de leurs institutions. Le populisme fait miroiter chez ceux qu’il mobilise l’espoir de récupérer les logements, les emplois, les prestations sociales des étrangers à expulser.

En exaltant une soi disant civilisation européenne, ce nouveau racisme évite à la bourgeoisie de ce continent d’instituer une Europe démocratique et contribue à lui conférer un avantage dans la course au pouvoir sur le marché mondial. Faute de volonté politique pour le contrer, ce nouveau racisme a restauré des préjugés coloniaux. L’islamophobie prend les formes de l’antisémitisme des années 1930. Les Juifs étaient peu nombreux. L’histoire a montré quel danger ils couraient. Les musulmans sont nombreux et subissent aujourd’hui trois guerres, en Afghanistan, en Irak, en Palestine. Promesse d’avenir, l’irruption du mouvement des masses au Maghreb et dans le monde arabe change la donne. Ce mouvement social et démocratique se produit alors que la classe ouvrière européenne est en panne de perspectives politiques pour appuyer ses luttes sociales.

Pour conserver des privilèges au détriment des valeurs qu’il prétend promouvoir, l’occident protège des dictatures. Il méprise des peuples auxquels il reproche d’ignorer la démocratie tout en leur refusant les droits et les libertés démocratiques qu’ils revendiquent.

Plusieurs millions de Français sont Algériens ou d’origine algérienne. Peut-on croire que les mouvements sociaux et démocratiques d’Algérie et du monde arabe ne tisseront pas en France les fils d’une solidarité complémentaire après le mouvement social qu’a vécu ce pays fin 2010?

L’Egypte et ses 80 millions d’habitants sont à leur tour entrés en mouvement. D’énormes manifestations exigent la chute du président Moubarak et de sa dictature. Par centaines de millions, des hommes et des femmes espèrent que la révolution a repris sa marche.

Déclaration universelle des droits humains de 1948 est fondée sur la conviction que «tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits». Selon elle, tous «sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité» et «chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés (qu’elle proclame) sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation».

Il faudra attendre 1965 et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale pour qu’un ensemble de mesures contribuant à cet objectif soit enfin formulé. Cette convention ne développe toutefois aucune analyse du racisme, de l’obstacle qu’il oppose à l’émancipation de l’humanité ni de la politique à mener pour le renverser.

L’absence d’une volonté politique anti-coloniale pour redistribuer la richesse mondiale au profit des ex-colonies pillées, pour assurer ce développement que promettait leur «indépendance» explique cette carence. Pas plus que l’étreinte coloniale ou néocoloniale, les préjugés qui justifient l’oppression infligée à ses victimes n’étaient combattus.

La Suisse ratifie cette Convention en 1994, trois ans après avoir adopté sa politique des étrangers qui l’a conduite à se fermer aux «ressortissants des pays qui n’ont pas les idées européennes au sens large»3. Logiquement, elle refuse l’engagement «de ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions»4.
Comprendre pourquoi nous ne sommes pas parvenus à faire reculer le racisme est essentiel à l’avenir de toutes nos luttes. SOS Racisme est née voilà vingt-cinq ans de la conscience de militantes et de militants que le racisme se développait à nouveau, et de leur volonté de s’y opposer. Malgré d’importants succès, pas plus en Suisse qu’en France, SOS Racisme ni d’autres organisations ne sont parvenues à empêcher sa croissance.
Au milieu des années 1980, en Suisse et en Europe, cette nouvelle génération dispose de quelques points de repère: la lutte pour les droits civils aux Etats-Unis; la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud; les luttes de libération nationale qu’ont parfois vécues leurs parents et auxquelles ont pris part des courants minoritaires de la gauche européenne; la revendication de droits égaux pour les travailleurs émigrés; la condamnation du nazisme et du racisme antisémite consécutive à sa défaite.

Souvent «issue de l’immigration», cette génération prend appui sur cette condamnation pour revendiquer les droits politiques et combattre les discriminations. Si les nouvelles formes du racisme naissent de réalités nouvelles dans un monde différent, le refus de la réémergence de l’extrême-droite nationaliste et raciste des années 1930 et 1940 sera le seul message compris en Europe.

Deux croyances empêchent de développer une politique contre le racisme. Celle que le racisme se limite à un phénomène d’extrême-droite, et celle que sa condamnation morale ou pénale peut lui faire obstacle.

En Suisse, ACOR SOS Racisme est la seule organisation à tenter une autre voie. De façon empirique elle valorise le travail de terrain, la défense effective des victimes, la mise en évidence des formes que prend le racisme. Elle valorise le débat sur l’histoire et la critique des institutions. Elle se heurte à l’hostilité des milieux nationalistes et xénophobes, à l’indifférence des forces politiques qui partagent ses valeurs.

Non. Lutter contre le racisme, ce n’est pas demander le respect d’une norme, d’une valeur. Dénoncer le populisme ou l’extrême droite ne feront progresser ni la lutte sociale ni la lutte contre le racisme. Lutter contre le racisme, c’est combattre les discriminations et les préjugés qui les légitiment ou les légalisent, comme c’est le cas en Suisse aujourd’hui. C’est revendiquer l’égalité de traitement.

C’est la solidarité de toutes et de tous, quelles que soient nos origines, qu’il faut développer au quotidien contre les idéologies identitaires et les préjugés qui les justifient. I

* ACOR SOS Racisme.

1 Idéologie dominante en Suisse qui attribue à la confédération le mandat de combattre l’altération de l’identité nationale (Überfremdung).

2 La Chine était en 1945 le seul pays colonisé se libérant lui-même du colonialisme. Ce n’est donc pas un hasard si elle fut la seule à demander que la Charte des Nations Unies qui se rédigeait alors comporte des dispositions contre le racisme. Les Alliés, au rang desquels elle figure pourtant, les lui ont refusées.

3 Rapport du conseil fédéral sur la politique à l’égard des étrangers et des réfugiés, 15 mai 1991.

4 Arrêt du 9 mars 1993 fédéral portant approbation de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

Opinions Contrechamp Karl Grünberg

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