Contrechamp

TSUNAMI DANS LE CAQUELON

SUISSE – Le plébiscite, dimanche dernier, de l’initiative udéciste pour le renvoi des étrangers criminels illustre la perversion d’une démocratie directe soumise au matraquage xénophobe, selon Dario Ciprut, actif dans la défense des droits de l’homme.

Le vent mauvais de la xénophobie et du racisme à l’égard des migrants et résidents étrangers souffle sur l’Europe1. La Suisse peut se flatter d’avoir accéléré le mouvement par l’interdiction de construire des minarets en 2009. Elle a conforté une vague de propositions similaires d’interdits vestimentaires et d’embûches à la libre pratique religieuse, dont les extrémistes de droite font leur miel, sous les bravos d’une opinion publique focalisée sur les chiffons rouges qu’agitent les médias. Cette vague conflue avec les méthodes barbares que ces Etats mettent en place à leurs frontières pour contenir l’afflux de migrants et expulser ceux qui, traversant malgré tout ces barrières, échouent le plus souvent dans la précarité.
Notre pays vient d’être confronté au dernier volet de l’exploitation du droit d’initiative3 par le parti majoritaire UDC, cornaqué par le magnat Blocher pressé de venger en 2011 un siège ministériel perdu en 2007. Ce parti, fort des succès électoraux que lui vaut sa démagogie, a fait mûrir dans l’opinion depuis plusieurs années, en avant-garde de la xénophobie européenne, l’amalgame entre délinquance et immigration3. L’épée de Damoclès de la déchéance de nationalité, futur cheval de bataille des boutefeux locaux, sort déjà du fourreau en France voisine.

Ce récent avatar ne discriminait pas illégaux et requérants d’asile, vivant déjà dans la crainte du refoulement. Il visait à faire gober au souverain l’automaticité du renvoi et d’interdiction du territoire d’étrangers légalement installés mais condamnés pour certaines catégories de délits, dont l’abus en prestations sociales, assimilé en gravité à l’esclavage ou au meurtre. Discriminatoires et doublement répressives, les modifications constitutionnelles proposées, balayant un poisseux contre-projet gouvernemental, viennent d’être plébiscitées4, malgré les condamnations anticipées des organisations internationales aux droits humains et l’indignation de leurs défenseurs locaux. Voilà les initiateurs récompensés de leur persévérante démagogie.

Tout a été dit par les opposants, tardivement et avec peu de moyens. Renvoyons à une lecture rétrospective des arguments des partisans genevois du 2xNON5 dans ces colonnes, à StopEXclusion, la Ligue suisse des droits de l’homme (LSDH), et au Mouvement de lutte contre le racisme (MLCR) vaudois. Laissons aux professionnels l’analyse circonstanciée des résultats pour tenter à chaud de tirer quelque leçon de l’événement.

Deux prémisses mensongères soutenaient la méthode des vainqueurs du jour. Les statistiques de la criminalité pointent une sur-représentation d’étrangers occultée par les autorités. Impossible de revenir sur la partialité des faussaires6, mais il faut mettre en garde contre le chiffrage de la délinquance en général, qui ne porte que sur les infractions sanctionnées et agglomère des délits extrêmement hétérogènes7. Il ne mesure pas la criminalité mais l’activité répressive sélective8, biais que la criminologie s’efforce de compenser par des enquêtes. Enfin, la nature multi-causale9 des crimes rend toute analyse délicate. Rapportée aux titulaires d’un permis de séjour, seuls concernés par l’initiative, la sur-représentation exhibée baisse de moitié10, sans même la prise en compte de l’âge, du niveau de formation, et d’autres facteurs déterminants sans relation avec la couleur du passeport.

Les auteurs de crimes graves11 s’accommodent aux frais des citoyens des peines d’emprisonnement que leur vaut la loi actuelle. Christoph Blocher, que la logique n’étouffe guère, prétend12 que seul le renvoi est redouté par cette catégorie de criminels. Que ne va-il donc au bout de sa logique en expulsant sans incarcérer? Pour accréditer que les prisonniers étrangers se la coulent douce aux frais des Suisses, il devrait exempter les premiers d’impôt…

On n’a pas assez dit combien la tromperie justifiant l’automaticité des renvois reposait sur un mépris abyssal du pouvoir judiciaire13, non seulement en ajoutant au châtiment prévu expulsion et bannissement, mais en assurant qu’aucune pesée de la gravité et des circonstances du crime, ni des conséquences de la sanction, par une autorité indépendante ou quelque recours, ne puisse en atténuer la rigueur.

Cette conclusion inique fut pimentée d’homériques calculs d’efficacité des mesures préconisées, en hypothétiques renvois annuels supplémentaires. On glosa sur base statistique inexistante, confusion entre renvoi et expulsion effective, amalgames de chiffres cantonaux hétérogènes, jusqu’à conjecturer un impact ubuesque d’à peine 1% sur la criminalité15.

Le populisme voit dans les institutions représentatives un écran à la volonté populaire, source infaillible de souveraineté incarnée par un chef. Mépris des élites, prise directe avec un peuple indivis caractérisent cette perversion du pluralisme, oxygène de la démocratie.

La mal nommée consultation populaire orchestrée16 par l’UDC pour tester ses slogans 2011, dont le scandaleux «Les Suisses votent UDC», est typiquement populiste. Seul intérêt de ce baromètre à gangrène: mettre en lumière les prochaines initiatives sur l’expulsion des clandestins17 et les naturalisations à l’essai18.

Cataloguer les udécistes de national-populistes, d’ultraconservateurs ou d’extrémistes19 importe moins que reconnaître que leurs ténors décomplexés, tel le Valaisan au sourire carnassier épinglé pour ses nauséeuses fréquentations20, empruntent des habits fleurant bon le nationalisme grande époque21, et que leur parti martèle un simplisme haineux à coup d’affiches flirtant savamment avec les clichés racistes, échappant à l’interdit pour mieux le défier.

La vraie question est ailleurs. Pourquoi les prémisses inconsistantes et l’efficacité inexistante d’une stratégie élémentaire finissent-elles par emporter la mise et contraindre majorité politique et gouvernement à emboîter le pas? Un ingrédient de cette fascination tient au chantage à la sécurité sur les institutionnels, empressés de la qualifier de «première des libertés»22 pour se laver des accusations de fermer les yeux sur les agressions ou incivilités exaspérant les citoyens. Ce concept élastique ouvre la voie à ceux qui ne ratent pas une occasion d’incriminer marginaux, immigrés, chômeurs ou dealers, tout en les privant de moyens d’existence. Or, comme l’a fortement démontré un magistrat23, la sécurité englobe l’ensemble des moyens destinés à garantir l’exercice des droits fondamentaux24 et n’est pas l’un d’entre eux, leçon que devraient méditer constituants et la cheffe libérale de la sécurité genevoise.

Libérer des tentacules de la pieuvre UDC une démocratie prise en otage ne sera pas aisé, et oblige à la modestie. Si un cordon sanitaire politique paraît illusoire, il ne manque pas de pistes pour donner cohérence et surtout vaillance à cette entreprise.

La déclaration universelle des droits humains constitue l’axe obligé de toute résistance. Plutôt que courir après le rouleau compresseur xénophobe, la société civile doit à tout prix impulser des initiatives populaires dans ce registre et mettre les politiques devant leurs responsabilités.

Le temps du courage et de sacrifier les intérêts de boutique est venu pour les démocrates de tous bords élus aux chambres fédérales. Au-delà de légitimes divergences d’appréciation, ils doivent impérativement cesser de s’entre-diaboliser au point d’être incapables de s’opposer sans faux-fuyants et tractations de couloir aux projets des xénophobes25.

Entremêler enjeux économiques et environnementaux avec ceux des droits humains, de la multiculturalité, de l’indépendance de la justice ou de l’équilibre des pouvoirs est contre-productif. Il est suffisamment d’autres objets pour se différencier.

La transparence des frais de campagne, de financement des partis politiques, des droits politiques pour les étrangers et de l’indépendance de l’information sont des facteurs clé pour éclairer l’opinion sur la perversion d’une démocratie directe soumise au matraquage xénophobe pseudo-national à coup de millions.

Réjouissant premier pas romand, la mobilisation d’associations unitaires de lutte contre la xénophobie regroupant écologistes, socialistes, démocrates et antiracistes, le sursaut d’une jeunesse multiculturelle qu’indigne la crispation identitaire sur les valeurs rances des initiants, viennent de montrer la voie. I

* Chercheur indépendant, membre de la Coordination genevoise contre l’exclusion et la xénophobie.

1 Tous nos voisins et bien d’autres comme la Hongrie ou la Suède en sont agités, sans parler de la Grèce et des Balkans.

2 100 000 signatures citoyennes suffisent pour imposer une initiative constitutionnelle fédérale. Par opposition à parlementaire, elle est dite populaire, bien qu’émanant d’une minorité, si l’électeur est appelé à la ratifier.

3 L’évolution de la criminalité en Europe en trente ans contredit les idées reçues en diminuant alors que l’immigration augmente. Cf. Notre société est-elle plus violente?, L. Mucchielli 2010, dans http://www.scienceshumaines.com et Crimprev dans http://lodel.irevues.inist.fr/crimprev

4 A 52,9%, 15 cantons et 5 demi-cantons. 4 cantons romands ont rejeté à plus de 55% le chantage xénophobe à la sécurité.

5 http://stopexclusion.ch/IMG/pdf/LeCourrier_2010-11-06.pdf , http://stopexclusion.ch/spip.php?article46 , http://www.lsdh.net/evenements/171 et http://www.mlcr.ch/images/argumentaire%202xnon.pdf

6 Cf. le brillant démontage des chiffres de l’UDC par A. Hodgers dans www.cequeludcvouscache.ch

7 Mêlant pêle-mêle vols à l’étalage, bagarres, défaut de papiers avec effractions, viols, meurtres, etc.

8 Voir Mesurer la délinquance en Europe, L’Harmattan, 2009.

9 Classer par revenus criminalise les pauvres, par couleur les noirs etc.

10 Selon les mêmes sources sujettes à caution, la prétendue sur-représentation passe de 28% à 14%.

11 Enumérés par l’initiative ou assortis à la gravité de la peine par le contre-projet.

12 A Genève le 2 novembre 2010.

13 Le Temps du 22.11.10 «L’UDC tire au canon sur les juges».

14 Sur le condamné ou son entourage.

15 A. Hodgers, Le Temps 5.11.10 et «Bataille de chiffres sur le nombre de renvois», Le Temps 22.11.10.

16 Lancée le 1er août 2010 par 3,9 millions de tous-ménages et sondage internet.

17 Combien de fourvoyés du 28.11.10 sont conscients que les illégaux, amalgamés dans les statistiques de la «sur-représentation», n’étaient pas concernés?

18 Période probatoire de 10 ans supplémentaires pour rendre la naturalisation définitive.

19 Le politologue J-Y Camus, invité le 22.11,10 à disséquer les mues contemporaines de l’extrême droite, préfère réserver ce label aux nostalgiques du nazisme.

20 Le Temps du 18.11, Oskar Freysinger et ses inquiétantes fréquentations européennes (Vlams-Belang flamand, Nouvelle Droite Populaire et Bloc Identitaire français).

21 K. Grunberg a raison d’évoquer ici-même le 12.11.10 la cohérence entre l’association de l’étranger au crime et la notion d’Ueberfremdung qui désigne la menace, congénitale à l’extrême droite, d’une invasion de corps étrangers accusés de contaminer un organisme national à préserver de la souillure.

22 Selon le mot de Jospin repris par les gouvernements de tous bords depuis.

23 Eric Minnegheer, lors du 8e rassemblement sur les droits humains organisé à Genève sous les auspices du DSPE.

23 En revanche, est fondamentale selon la DUDH la non-discrimination notamment de «race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation».

24 Le contre-projet des chambres fédérales, mendiant les soutiens financiers et balayé unanimement, restera longtemps l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

Opinions Contrechamp Dario Ciprut

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