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BATAILLE AUTOUR D’UN HÉRITAGE

CULTURE – Les musées occidentaux abritent d’innombrables biens culturels et dépouilles de populations autochtones colonisées. Ces dernières exigent qu’on les leur restitue. Le droit s’en mêle.

Le Musée des Premières Nations d’Amérique du Nord (NONAM) à Zurich possède une tunique dite de la danse des esprits. Ce vêtement était utilisé au XIXe siècle par des Indiens nord-américains au cours d’une danse rituelle. Il était censé leur permettre de se défendre contre les agressions des colons et des soldats blancs. Le rituel n’a pas fonctionné. En 1890, l’armée américaine s’est sentie provoquée par les danseurs et a massacré 180 Indiens Lakota près de Wounded Knee.
Le NONAM, qui s’appelait jusqu’à récemment Musée des Indiens, n’expose pas la tunique de la danse des esprits – par respect face au sort qu’ont connu ceux à qui elle appartenait, explique Denise Daenzer, directrice du musée. Cette ethnologue affirme qu’elle restituerait aussitôt la tunique à un indigène qui viendrait la réclamer, «pour autant qu’il soit en mesure de prouver qu’un lien étroit l’unit à cette pièce». Mais ce genre d’affaire est souvent compliqué. Récemment, un Italien qui se faisait passer pour un Indien a fait valoir des prétentions sur cette tunique. «Nous avons aussitôt procédé à des vérifications, raconte Denise Daenzer, mais il s’est avéré qu’il s’agissait d’un charlatan qui voulait juste faire des affaires.»

Dans la relation entre l’Occident et les peuples autochtones, les choses ont beaucoup changé au cours des deux derniers siècles. Au XIXe et au début du XXe siècle, les nations colonialistes estimaient encore que le monde entier leur appartenait. Le Congrès de Vienne de 1815 reconnaissait aux Africains les mêmes droits qu’aux animaux, c’est-à-dire aucun. Les Européens pratiquaient l’expansion, s’emparaient des trésors qui leur tombaient entre les mains et les ramenaient chez eux. Ce qui n’avait pas de valeur matérielle devait au moins témoigner de l’existence d’une race inférieure en voie d’extinction. C’est pourquoi des milliers de pièces d’origine extraeuropéenne figurent aujourd’hui dans les musées occidentaux d’ethnologie.

Mais les Pygmées, les Aborigènes, les Indiens d’Amérique du Nord et du Sud, les Maoris, les Mapuches, les Mayas et bien d’autres peuples et tribus autochtones ne se sont pas éteints. Au contraire, depuis le début du XXesiècle, leurs représentants mènent un combat engagé aux côtés des organisations de défense des droits de l’homme pour que l’Occident leur restitue leur héritage culturel. Un premier jalon sur la voie de cette émancipation a été donné lorsque l’ONU a réussi à imposer le terme – certes contradictoire et contestable – de peuple autochtone. D’un point de vue juridique, il s’agit d’un «statut spécial hybride», explique la juriste Karolina Kuprecht: les autochtones ne sont ni un individu protégé par les droits de l’homme, ni un Etat autorisé à entretenir des relations avec d’autres Etats. Dans le droit international, les peuples autochtones ont hérité d’un statut propre, auquel sont associés de nouveaux droits à la protection.

Pour sa thèse de doctorat, Karolina Kuprecht se penche sur la «restitution» et le commerce de biens culturels matériels et immatériels de peuples indigènes. Un travail qu’elle mène aussi dans le cadre d’un projet de recherche à l’Université de Lucerne, soutenu par le Fonds national suisse et dirigé par le professeur de droit Christoph Beat Graber. La chercheuse cite deux autres étapes dans le processus d’émancipation des peuples autochtones: en 1993, plus de 150 délégués venus de quatorze pays ont exigé avec la Déclaration de Mataatua que les musées restituent les dépouilles et les offrandes funéraires. Et en 2007, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une Déclaration sur les droits des peuples autochtones qui leur donne pour la première fois une légitimité internationale. Cette déclaration – qui formellement n’a pas force contraignante – dote les autochtones d’un droit exprès à la restitution des dépouilles humaines et donc à leur «rapatriement». Pour les objets cérémoniels, la déclaration recommande d’accorder un libre accès et si nécessaire de procéder à la restitution.

Compte tenu de cette Déclaration adoptée par l’ONU et des développements internationaux, les législateurs devraient agir à l’échelle nationale, estime la doctorante. En Suisse, cela pourrait passer par l’adaptation de la loi sur le transfert des biens culturels de 2005 qui a vu le jour grâce à la Convention de l’Unesco pour la protection des biens culturels de 1970. L’Association internationale des musées a certes émis des directives éthiques pour une gestion empreinte de respect des objets issus de cultures étrangères. Ces directives prévoient aussi l’entrée en matière sur les demandes d’autochtones. Mais elles ne sont ni claires ni contraignantes en ce qui concerne la restitution. En Suisse, selon Karolina Kuprecht, les autochtones n’auraient aucune chance de récupérer leur héritage culturel. «Au bout de trente ans, toute prétention est prescrite, et la protection de la propriété est même ancrée dans la Constitution fédérale», explique-t-elle. Même si les musées décidaient de restituer des biens, ils devraient affronter des obstacles juridiques ou politiques.

La restitution n’est toutefois pas complètement irréalisable. La juriste cite l’exemple des Etats-Unis, qui ont adopté en 1990 une loi contraignant les musées au bénéfice de subventions fédérales de faire des concessions aux indigènes et d’ouvrir leurs collections. L’Etat a cherché de nouvelles voies pour faire preuve d’équité par rapport aux prétentions et aux différences culturelles entre Blancs et autochtones. «Lorsque trois tribus indiennes ont affirmé que des boucliers d’ancêtres détenus par un musée leur appartenaient, l’institution les a remis à la tribu qui, entre autres, avait raconté de la manière la plus convaincante et la plus plausible quelle signification ces boucliers avaient eu pour leurs ancêtres.»

Pour Denise Daenzer, ouvrir la collection du NONAM ne serait ni sensé ni praticable. «Dans le domaine de la culture indienne, il y a tellement de gourous autoproclamés et d’affairistes que nous serions bien en mal de vérifier leurs prétentions.» En plus de la tunique de danse des esprits, la directrice cite un autre objet qu’elle serait aussitôt prête à restituer: un crâne que le fondateur du musée, Gottfried Hotz, enseignant zurichois du primaire, avait acheté dans le Missouri en 1968 à un Arikara, au prix de 325 francs et 50 centimes. Elle serait même heureuse de ne plus l’avoir. Les musées devraient restituer tout ce qui a été placé dans une tombe. Sur ce point, elle est totalement d’accord avec la Déclaration de l’ONU. Il n’y a qu’un problème: jusqu’ici, personne n’a réclamé ce crâne. I

*Article paru dans Horizons no 86 (septembre 2010), magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).

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