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«ISLAMOPHOBIE», LE PIÈGE SÉMANTIQUE

TERMINOLOGIE – Controversé en français et dans d’autres langues, le terme «islamophobie», largement utilisé tant par les médias et la classe politique que par l’opinion publique, recouvre diverses acceptions et son emploi prête à confusion. Dario Ciprut s’interroge sur sa portée.

La confrontation avec l’Islam, comme religion, civilisation ou simple conviction de concitoyens ou immigrés, agite depuis deux décennies médias et opinions publiques. En novembre 2009, une initiative xénophobe a même abouti à constitutionaliser en Suisse l’interdiction de la construction de minarets1. Depuis, la question de l’islamophobie envahit de nombreux pays européens. A gauche notamment, l’attitude par rapport à l’islamophobie, avec ses corrélats en matière vestimentaire, alimentaire, urbanistique, dans l’éducation, le droit du mariage ou l’expression médiatique, est devenue la tranchée au-dessus de laquelle les différentes fractions guerroient sans merci. Il convient urgemment, vu la confusion qui règne dans les esprits et la légèreté avec laquelle l’univers médiatique traite jusqu’ici de la question, de s’interroger sur la portée du terme et son emploi dans l’espace public et politique.
Deux acceptions contradictoires, se recoupant en partie, polarisent le champ sémantique que le mot d’islamophobie recouvre, obscurcissant les confrontations entre des partisans peu enclins à la nuance.

Pour les uns, l’islamophobie désignerait la crainte, allant jusqu’à l’hostilité, de l’expansion religieuse de l’islam aux dépens d’autres religions instituées, et notamment du christianisme ça et là. Le terme de phobie, valant peur irraisonnée en psychologie, teinte négativement cette crainte en l’ancrant plus dans quelque fantasme ou traumatisme que dans une réalité observable. La combattre relèverait alors d’un dialogue interreligieux chargé de dissiper des stéréotypes par une meilleure connaissance mutuelle des diverses prescriptions ou interdits propres à chaque communauté de croyants et affiliés. En résumé pour cette acception: Islamophobie = hostilité à l’Islam comme religion.

Pour les autres, l’islamophobie exprime une hostilité à l’égard des populations de croyance ou culture islamique. Elle ne signalerait pas un désaveu de préceptes et interdits religieux, mais pointerait l’incompatibilité foncière entre les valeurs de cette culture et celles, dites chrétiennes, occidentales ou laïques, propres à une population qualifiée d’autochtone. Enfermer la communauté «étrangère» dans une cohésion imaginaire, peu importe qu’elle soit d’ordre biologique, ethnique ou culturel, revient à des préjugés xénophobes, voire racistes, dès que ses membres sont supposés intrinsèquement incapables de s’en libérer par l’exercice, individuel ou collectif, de la raison humaine. En résumé, selon cette logique: Islamophobie = hostilité aux musulmans comme groupe socioculturel étranger ou minoritaire.

Se réclamer de l’une de ces acceptions peut parfaitement servir à masquer un penchant pour l’autre. Ainsi, la critique, apparemment placide et docte, de certains traits d’une variante comme le chiisme iranien peut tout à fait servir de caution à l’hostilité raciste à tous les «basanés». Inversement, l’hostilité de certains aux minarets et mosquées peut plus prosaïquement résulter d’une adhésion sectaire évangélique ne voyant point de salut hors baptême.

Peut-on sortir de cette confusion par une simple précision du vocabulaire? Pas à notre avis, voici pourquoi.

De nombreux esprits laïques tiennent à juste titre à préserver la liberté de critique à l’égard des religions. Ils s’insurgent à bon droit contre le concept de «diffamation des religions», au nom duquel des partisans d’une religion dominante, adversaires de la conquête inaliénable qu’est la liberté d’expression, tentent de museler leurs opposants. Dans de nombreux pays à majorité musulmane, mais pas uniquement, l’atteinte au dogme vaut en effet offense à une loi prétendument divine érigée en juridiction contemporaine et fait parfois courir à l’impétrant un danger allant jusqu’à la peine capitale édictée par des tribunaux sous emprise religieuse. Une coalition2 de pays regroupés aux Nations Unies depuis la conférence de Durban entend mettre la diffamation des religions, entendez prioritairement l’Islam, au rang des crimes racistes et colonialistes contre l’humanité.

Si l’Occident, mais pas lui seul, s’est sans doute montré dans le passé coupable de tels crimes, si on y assimile trop souvent islam et terrorisme, si son hégémonie technologique n’en finit pas d’alimenter divers foyers de guerres et gangrener le conflit israélo-palestinien, Caroline Fourest3 a montré que le terme d’islamophobie est d’invention iranienne, et a servi d’épithète infamante aux enturbannés locaux pour, dès leur accession au pouvoir, fustiger comme suppôt de l’Occident toute Iranienne rétive à l’obligation de porter le tchador. Cette même épithète est systématiquement renvoyée, parfois fatwa à l’appui, par tous les avocats de l’islamisme politique ou radical à quiconque fait mine de critiquer tel ou tel verset du Coran, ou quelque pratique en vigueur en pays se réclamant de l’Islam.

Est-ce pour autant une raison suffisante pour condamner le terme et stigmatiser son emploi? Va-t-on récuser l’emploi du terme «antisémitisme» du simple fait qu’il est jeté par les orthodoxes à la figure de quiconque critique un aspect de la religion hébraïque, ou par les inconditionnels de l’establishment sioniste à qui condamne sa politique de colonisation? Ce terme imposé par l’histoire du racisme en Europe, qui englobe de façon indifférenciée, sur critère linguistique du rameau archaïque sémitique, toutes les populations du Moyen-Orient, de l’Arabie et du Maghreb, juives, chrétiennes ou musulmanes, réunies, n’est-il pas étymologiquement encore plus aberrant que celui d’islamophobie? Voudra-t-on le rayer du vocabulaire politique? Celui de judéophobie, introduit4 pour caractériser une variante moderne d’antisémitisme, ne lève pas plus l’ambiguïté entre la crainte du juif et celle du judaïsme. Suffirait-il de remplacer islamophobie, comme le suggérait Caroline Fourest, par le néologisme prétendument éclairant de «musulmano-phobie» ou, à l’image de Karl Grunberg5, de souligner encore par «racisme islamophobe» l’ambivalence du second terme?

L’ambiguïté du terme ne nous paraît donc guère supérieure à ceux de bien d’autres dans le même registre. Elle conduit plutôt à s’interroger sur les dessous de l’entêtement sémantique de certains. Indéniablement, les mots sont importants, mais on ne nous ôtera pas de l’idée que le refus rageur de l’emploi d’islamophobie témoigne d’une passion excessive et donc suspecte.

C’est du côté des conceptions rivales de la laïcité, des libertés républicaines et de l’universalisme6 qu’il faut à notre sens chercher la raison de la résistance au terme d’islamophobie qui caractérise certaines fractions de la gauche, comme l’emploi abusif du même concept à toutes les sauces pour d’autres. Les batailles autour de ces horizons de la vie civique reflètent des enjeux politiques et culturels qui vont bien au-delà de la portée du présent article. Sommairement, elles opposent par-dessus un marais d’hésitants entre laxisme et incohérence des hyper-laïques à des hyper-relativistes.

Pour les premiers, toute expression religieuse relève exclusivement de la sphère privée, confondue avec l’intime. Tout empiètement équivaut pour eux à un communautarisme haïssable. Taxer d’islamophobe le rejet d’une disposition tenant au libre exercice d’une religion leur fait voir rouge. Certaines critiques unilatérales de traditions patriarcales ou de religions d’état, parfois sous le couvert paradoxal d’un athéisme plus rigoriste que rigoureux, cachent mal le religieux sous le politique. Cette gauche crispée sur le vocabulaire est rejointe par les franges fondamentalistes de divers héritiers en marxisme7. Tous se trouvent toutefois dépassés par les surenchères d’une droite extrême, qui recrute sans vergogne dans tous les milieux et pour qui la haine du musulman prend le relais d’un antisémitisme atavique. La constellation des démocrates socialistes et chrétiens a prouvé récemment n’être capable de les combattre que mollement.

Pour les seconds, le spectre du particularisme musulman n’est qu’épouvantail agité par un quarteron d’islamophobes racistes et sexistes. Gauche de gouvernement et centristes rivalisent dans l’intégration avec les autorités spirituelles et communautaires, sont prêts à bien des concessions au multiculturalisme pour peu que l’ordre public et institutionnel soit respecté, et ne voient dans l’islamophobie qu’un hideux reliquat de guerres interreligieuses fratricides, à dépasser dans le respect mutuel. Des anticapitalistes n’ayant pas versé dans l’absolutisme laïque dénoncent plutôt dans le pacte républicain une trahison de la lutte de classe8 et assimilent non sans démagogie la critique de l’islamisme politique au mépris colonial pour la figure de l’immigré privé de droits civiques doublé de discrimination de citoyens livrés à la précarité. Leurs rangs sont toutefois agités de débats provoqués par des candidatures visiblement religieuses9 à la représentation politique, ou la caution de progressisme donnée à des intellectuels islamiques10 renforçant leur emprise sur un public captif de fidèles.

Naviguer entre les deux écueils de la laïcité vindicative et du dialogue condescendant, élucider patiemment, à l’abri des injonctions des écuries religieuses et politiques, les conditions pour mettre hors d’état de nuire l’hostilité à une communauté qui respecte la loi, tel serait plutôt le modeste programme que nous proposons aux citoyens désireux d’autre chose que la reprise à domicile de conflits venus d’ailleurs, et que la passion du vocabulaire ne fait qu’exacerber. I

* Chercheur indépendant, membre de la Coordination genevoise contre l’Exclusion et la Xénophobie.

1 Au sujet de cette initiative, voir notre article dans Le Courrier du 16 octobre 2009. S’il est permis d’espérer dans les recours auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme pour contraindre les autorités helvétiques à revenir en arrière, un sursaut démocratique populaire abolissant cette disposition infâme paraît hélas hors de portée pour l’instant.

2 OCI pour Organisation de la Conférence Islamique.

3 Editorialiste politique française, spécialisée dans l’analyse des intégrismes religieux.

4 Sauf erreur, par Pierre-André Taguieff, politologue français contempteur du populisme.

5 Fondateur d’ACOR SOS-Racisme.

6 La dispute au sujet du caractère universel des valeurs codifiées dans la Déclaration Universelle opposé au multiculturalisme ne peut être tranchée d’autorité comme close, comme pour les mathématiques. Sauf erreur, Edouard Glissant ne connaît d’universel que la somme de toutes les diversités. Aimé Césaire n’accusait-il pas dès 1956 les communistes français de ne stigmatiser le relativisme culturel que pour professer la civilisation avec «un grand C»?

7 Une dispute, que l’on aurait cru éteinte avec Staline, au sujet du sens à attribuer à la célèbre qualification de la religion comme «opium du peuple» par le jeune Marx, resurgit. Bien qu’on ait renoncé à tronquer la citation, la tension entre la somnolence bienfaisante et le douloureux soupir des opprimés subsiste, comme celle entre une politique plus ou moins musclée d’éradication et celle de la main tendue.

8 Ou la lutte de genre pour les «marxistes-féministes», telle une élue de l’Alliance Rouge Verte au parlement danois.

9 En France dans les rangs du NPA, au Danemark dans ceux de l’ARV.

10 Médiatiquement omniprésent, Tariq Ramadan fait assaut d’un civisme républicain restant apparemment conditionnel au respect de prescriptions contestables.

Opinions Contrechamp Dario Ciprut

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