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Vingt-trois façons de mourir en Amérique

Vingt-trois façons de mourir en Amérique
Disque

C’est une des dernières sorties du label Trikont: Murder Songs – From The Dark Side of the Soul explore en 23 chansons, enregistrées entre 1927 et 1958 aux Etats-Unis et à Trinidad, les tréfonds de l’âme humaine et la variété des passages à l’acte (crime passionnel, vengeance, exécution, lynchage). Le meurtre est un thème récurrent dans la chanson populaire anglo-américaine. On les appelle murder ballads: Nick Cave en a fait le titre d’un album paru en 1996, qui mélangeait airs traditionnels et compositions originales. Il y reprenait notamment «Stagger Lee»: en 1895, Lee Sheldon, un proxénète noir de Saint-Louis, est condamné pour meurtre le jour du réveillon de Noël. Il mourra en prison. En 1959, la version rock’n’roll de Lloyd Price de «Stagger Lee» fut numéro un aux Etats-Unis, mais Mississippi John Hurt en livrait une lecture folk très dépouillée en 1928 déjà. Sidney Bechet, Tim Hardin, Ike & Tina Turner, Tom Jones, le Grateful Dead entre autres, s’y colleront à leur tour.

«I’m sorry I killed my man who done me wrong», chante Ethel Waters avec un swing enjôleur, portée par l’orchestre d’Eddie Mallory (l’enregistrement est de 1938). En écoutant ce récit d’adultère puni de meurtre, comment ne pas songer à l’enfance de l’interprète, née dans la misère des suites du viol de sa mère adolescente, avant de quitter son propre mari violent pour aller travailler comme serveuse et acquérir son indépendance – elle fera la carrière que l’on sait. De fait, les meurtriers sont aussi souvent des femmes dans ces standards folk, blues et jazz – témoignage des maltraitances et des tromperies dont elles font l’objet chez les déclassés du rêve américain.

La morale de l’histoire

Cette tradition musicale remonte à la Vieille Europe, où les histoires de vengeance et de punition colportées oralement à travers les siècles ont traversé l’océan avec les migrants et imprégné l’imaginaire des pionniers, dans des régions âpres et dangereuses comme les Appalaches ou les bayous marécageux de Louisiane.

Omniprésente à travers les accidents et les maladies, la mort fait partie du quotidien. Les mœurs et l’ivrognerie des populations semi-illettrées n’arrangent rien: un différend se règle à coup de couteau ou de pétoire, à l’image du «44 Blues» chanté par les Delmore Brothers. La figure du hors-la-loi (outlaw) est aussi particulièrement présente dans le folklore étasunien, où la tension entre ordre social et liberté individuelle est une constante. Dans «Got The Blues For Murder Only», Lonnie Johnson loue le bon vieux Mexique où les gens, libres et sauvages, goûtent la poudre de leurs fusils et mangent du serpent à sonnette au petit déjeuner!

Eloge funèbre ou leçon de morale, la chanson de meurtre se conclut presque inévitablement par la mort du protagoniste. Les chansons populaires, si elles prennent acte des désordres qui menacent l’ordre social, sont aussi garantes à leur manière d’un certain équilibre. Dans «Send me to the ‘lectric Chair» (envoyez-moi à la chaise électrique), Bessie Smith ne réclame aucune clémence de la part du juge pour avoir tranché la gorge à son homme. Pas question de passer «99 ans en taule»!

Murder Songs inclut aussi l’immortel «You Rascal You» de Louis Armstrong en duo avec Louis Jordan (repris sous le titre «Vieille canaille» par Serge Gainsbourg et Eddy Mitchell en 1986) et même «Strange Fruit», de Billie Holiday, un classique d’une portée autrement plus grave et moins anecdotique, allégorie des lynchages de Noirs dans le Sud – ces «fruits étranges» qui pendent aux branches –, témoignage courageux pour l’époque et qui provoque les mêmes frissons, près de septante ans après avoir été composé par un poète communiste du Bronx, juif d’origine russe, Abel Meeropol. De «Strange Fruit» à Obama, on mesure le chemin parcouru.

Encore plus de «Murder ballads»

On recommandera aussi chez Tompkins Square People Take Warning! Murder Ballads &-Disaster Songs 1913-1938 (2007) et bien sûr les Murder Ballads de Nick Cave & The Bad Seeds (Mute Records, 1996). Plus anciens et sans doute durs à dénicher: Bloody Ballads: Classic British and American Murder Ballads, de Paul Clayton sur Riverside Records (1956) et Wanted for Murder. Songs of Outlaws and Desperados (année incertaine). Mais Johnny Cash, Bruce Springsteen, Suicide, Violent Femmes, Guns N’Roses et Cannibal Corpse font aussi bien l’affaire! RMR

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