Musique

Trikont et légendes

Les compilations Trikont ont valeur de manifeste. Depuis quarante ans, le label allemand documente les musiques méconnues du monde, les luttes sociales aux Etats-Unis et les tabous qui transpirent dans la chanson populaire – tel le meurtre, thème d’un passionnant recueil folk et blues.
Trikont et légendes
Affiches célébrant le cinquantenaire de Trikont en 2017 (www.sebastian-weidenbach.com)
Disques

Rares sont les maisons de disques dont on peut recommander chaque référence quasiment les yeux fermés. Trikont est de celles-ci. Fondé à Munich il y a bientôt quarante ans, c’est non seulement le plus ancien label indépendant d’Allemagne en activité, mais surtout une fenêtre grande ouverte sur le monde, ses chants traditionnels ou globalisés, ses luttes sociales et ses moeurs, avec un éclectisme et une exigence rarement prise en défaut. Trikont – abréviation de Trikontinentale – est né en 1971 à Munich dans le sillage de la contestation étudiante. Sa devise «Our Own Voice» (notre propre voix) résume une démarche qui consiste à promouvoir les musiques populaires dans un but démocratique, pour faire entendre des voix inaudibles, voire oubliées.

Achim Bergmann et Eva Mair-Haussmann s’intéressent à tout. Ils publient aussi bien des artistes allemands, vecteurs de métissages et messages pertinents, qu’une multitude de compilations thématiques sans frontières – parfois un brin loufoques – à apprécier en simple amateur de musique comme en musicologue averti. Tango finlandais, yodel-western, bolero mexicain, groove d’Istanbul, disco russe, rap africain ou italien, zydeco et cajun du Bayou louisianais… ce ne sont là que quelques exemples d’un catalogue qui compte plus de 400 références.

Luttes sociales méconnues

Sans doute le plus kitsch mais aussi le plus ambitieux projet: La Paloma en six CD et 140 versions… à ce jour. Car il existerait sur la planète plus de 2500 interprétations du standard composé vers 1860 par l’espagnol Sebastián Iradier, après une visite à Cuba. Du premier enregistrement effectué par la Garde nationale française en 1899 aux reprises de Carla Bley, Paco de Lucia, Arno ou les rockers psychédéliques teutons Amon Düül (rebaptisé «La Krautoma»), la marge est grande. Plus sérieux et réellement passionnant, Stranded in the USA – Early Songs of Emigration brosse en chanson le portrait du melting pot étasunien durant la première moitié du XXe siècle: celui des immigrés juifs, irlandais, grecs, portugais, serbo-croates, norvégiens, mexicains… et suisses!

Emballées avec soin (visuels rétro, abondantes notes de pochettes en allemand et anglais), les productions Trikont mettent aussi l’accent sur des luttes sociales méconnues et des régions en convulsion. Mestizo Music – Rebelión en América Latina réunit des artistes contemporains de ska, cumbia, reggae, hip hop, salsamuffin et manguebeat d’Argentine, Venezuela, Mexique et Brésil. Leurs textes reflètent l’insoumission face aux politiques néolibérales et le vent de changement qui souffle sur le sous-continent. Mzansi Music – Young Urban South Africa fait quant à lui résonner le son urbain et globalisé des townships dans la démocratie balbutiante de l’après-apartheid: hip-hop, R&B, dancehall et pop côté système D…

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Achim Bergmann a fondé Trikont en 1967 avec Eva Mair-Haussmann. S. WEIDENBACH

Incorrectes et jubilatoires

Aux Etats-Unis, Trikont met en lumière la contribution des Noirs à la country music (Dirty Laundry – The Soul of Black Country); une hérésie pour le redneck de base, une évidence à l’écoute d’Etta James, Bobby Womack ou James Brown (pour ne prendre que les plus connus), plus proches de la soul et du R’n’B que de la rengaine péquenaude, ou simplement au-delà des catégorisations. Les femmes aussi y ont droit dans Flowers in the Wildwood – Women in Early Country Music, délicieuse anthologie de chant populaire où s’égosillent Louisiana Lou, les Aaron Sisters, les Girls of the Golden West et autres Carter Family. Quant aux deux volumes de Black & Proud – The Soul of the Black Panther Era, ils restituent tout en groove le programme du parti de l’émancipation noire.

Enfin, les peurs et les tabous jaillissent dans une série d’anthologies incorrectes et jubilatoires. Le double Dope & Glory – Reefer Songs of the 30’s recueille les obsessions narcotiques de la scène jazz (Cab Calloway, Sidney Bechett, Trixie Smith, Nat King Cole, Louis Armstrong, etc). Queer Noises 1961-1978 – From the Closet to the Charts est l’équivalent musical du film The Celluloid Closet: un sous-texte gay livré à demi mots par Polly Perkins, Sylvester, The Kinks et même les Ramones! Doom & Gloom – Early Songs of Angst and Disaster, 1927-1945 dresse un inventaire de calamités (incendies, explosions, séismes, inondations, Titanic, Hindenburg et Hiroshima). Quant à Murder Songs – From the Dark Side of the Soul, qui vient de paraître, c’est un catalogue de crimes passionnels et crapuleux en 23 perles blues/folk étasuniennes et caribéennes (lire plus bas).

Entretien avec Achim Bergmann, un passionné qui jette un regard sur quarante ans d’activisme discographique.

Trikont a bientôt quarante ans. Comment avez-vous commencé?

Achim Bergmann: Trikont a d’abord été une maison d’édition active lors de la contestation de 1968, et qui publiait les traductions du Journal de Bolivie du Che, Révolution dans la révolution de Régis Debray, le Petit Livre rouge de Mao… Nous faisions partie des cercles non-dogmatiques, anti-autoritaires et spontanéistes de l’Union socialiste allemande des étudiants (SDS), qui était présente dans toutes les grandes villes; on y croisait Daniel Cohn-Bendit, Joschka Fisher… Nous avons commencé à éditer des disques car il n’existait pas de musique populaire radicale en Allemagne, contrairement aux Etats-Unis avec des chanteurs comme Bob Dylan. En dehors de la «Schlagermusik», c’était le néant. Les chants ouvriers étaient trop partisans.

Vous avez d’abord édité des artistes allemands?

Oui, en 1971 notre première compilation s’appelait Wir Befreien Uns Selbst (nous nous libérons nous-même). Des enregistrements très primaires et anarchiques, mais qui ont eu un fort écho. Les gens ont commencé à venir à nous, tel Walter Mossmann, le chansonnier du mouvement antinucléaire. Trikont a toujours suivi deux axes: l’un consistant à faire émerger une nouvelle culture radicale allemande, l’autre à nous connecter aux scènes du reste du monde. Récemment, nous avons publié La Brass Banda, un jeune groupe du sud de l’Allemagne qui se réapproprie le son des fanfares et qui marche très fort – il a été invité à la BBC et au festival de Roskilde –, ainsi qu’Attwenger, un duo autrichien traditionnel/punk/électro qui mélange batterie et accordéon, ou encore Hans Söllner, un chanteur anarchiste bavarois accompagné par un groupe reggae.

Toutefois, ce sont les compilationsthématiques qui ont fait la renommée de Trikont. Comment sont-elles conçues?

Il n’y a pas de règle. Quand nous ne donnons pas l’impulsion de départ, ce sont des amis, des mélomanes appréciant le label, des journalistes spécialisés qui nous suggèrent un thème. Nous possédons un réseau d’environ 20-30 personnes à travers le monde. Pour notre compilation de pop vietnamienne, deux étudiants en vacances à Saigon ont rapporté des cassettes de musique de rue, de bistrot, etc. Actuellement, un journaliste de Cologne se trouve en Colombie pour collecter un style particulier de cumbia. A son retour, j’espère que nous publierons un disque.
Bien sûr, il faut régler les questions de droits d’auteur. On ne se heurte pas seulement aux compagnies mais aussi à des particuliers, dans les pays pauvres, qui espèrent tirer un bon prix de la part d’un éditeur allemand. C’est normal, mais cela tient du fantasme et nous leur expliquons que nous sommes une modeste entreprise de cinq personnes. Nous voulons juste être viables, pas faire du profit.

Du vinyle à internet en passant par le CD, le marché du disque a bien changé en quarante ans.

En effet, vendre des disques demande beaucoup plus de travail qu’avant. Nous allons transformer notre site web, nous vendons sur iTunes, nous essayons de convaincre certains cafés et les librairies, qui sont une tradition vivace en Allemagne. Pour Trikont aujourd’hui un succès se situe entre 3000 et 5000 ventes, alors qu’il y a dix ans nous pouvions écouler 20 000 exemplaires de Finnischer Tango – une vraie surprise pour tout le monde – et même 30 000 de Russendisko, qui a fait fureur chez les DJ allemands.
Le problème posé par Internet n’est pas d’ordre technique, mais qualitatif. Cela fait vingt ans que l’industrie du disque déprécie la musique, depuis l’arrivée des chaînes de télévision comme MTV et Viva, et le remplacement des petits disquaires par la grosse distribution, du genre Media Markt. Les majors traitent la musique comme un produit de consommation de masse, comme de la merde! Comment s’étonner, maintenant qu’elle est gratuite, que les gens n’aient plus envie de payer? Je pense qu’on pourra toujours vendre de la bonne musique présentée avec soin, comme nous le faisons. Mais de quelle manière et dans quelles proportions? C’est l’inconnue. La musique reste une aventure, une lutte de guérilla.

A propos de lutte, plusieurs de vos compilations sont consacrées aux populations minoritaires ou opprimées des Etats-Unis: les migrants, les Noirs, les femmes, les consommateurs de drogues. Une raison à cela?

Lorsque nous étions jeunes, en tant qu’Allemands, nous étions fascinés par la culture américaine, celle qui nous avait délivrés de la barbarie nazie! Aujourd’hui, quoique je puisse penser de la politique américaine, je dois reconnaître que cette culture sait recycler les apports de toutes sortes pour en faire quelque chose d’excitant. Prenez Wilhelm Busch (dessinateur allemand, 1832-1908, ndlr). Il n’était pas pris au sérieux en Allemagne, car il dessinait pour les enfants. Or aux Etats-Unis, c’est le modèle de tous les cartoonists!
Avec Trikont, nous voulons remonter aux sources des métissages, dévoiler certains aspects méconnus de cette culture que nous aimons. Par exemple les chanteurs noirs de country et de rock, un pan de l’histoire qu’on n’apprend pas au petits Blancs qui doivent croire que le rock, c’est Elvis. Il y a une demande pour ce type de document, notamment aux Etats-Unis.

Et pourquoi cette obsession pour «La Paloma»?

Cette chanson est très prisée des chanteurs allemands, friands de sentimentalisme. Un ami nous a fait écouter une vingtaine de versions différentes et nous avons réalisé qu’elles avaient chacune leur spécificité. Cette chanson est universelle, c’est la première pop song globale. Quand vous la passez dans une soirée, les gens écoutent et ne disent jamais «éteignez ça!» Peu importe que cela soit «politiquement incorrect». Prenez Johnny Cash, dans les années 1970, il était considéré comme réactionnaire, mais moi, je n’y ai jamais cru!

En faisant une recherche sur Youtube, je suis tombé sur une interprétation en allemand par Mireille Mathieu.

Vraiment? Je dois noter ça… (il cherche un stylo)

Et Julio Iglesias, seul ou en duo avec Nana Mouskouri.

Ah non, il y a des limites à ne pas dépasser (rires).

Pour finir, la question qui tue: avez-vous un favori parmi vos quatre cent titres?

Impossible. Mais s’il faut vraiment en choisir une, ce sera Ho! Roady Music From Vietnam 2000. Ce disque est complètement brut et génial. Lorsqu’il est sorti, nous avons reçu de nombreuses lettres en provenance des Etats-Unis pour nous commander ce disque difficile à obtenir là-bas. WFMU, la fameuse radio libre américaine, l’a classé deuxième de sa liste de diffusion et un disquaire de New York en a vendu 400 à lui tout seul. C’est un disque un peu spécial pour nous, qui étions pro-Vietminh à l’époque de la guerre, et pour les Américains qui redécouvrent une culture, le quotidien à Saigon, débarrassés du poids historico-politique. Entendre des Vietnamiens jouer des standards américains avec leurs instruments bricolés, c’est un sacré flash!

Trikont Records, distribution suisse Musikvertrieb. Site web du label avec extraits sonores en streaming: www.trikont.de

Vingt-trois façons de mourir en Amérique

vendredi 16 avril 2010 Roderic Mounir

C’est une des dernières sorties du label Trikont: Murder Songs – From The Dark Side of the Soul explore en 23 chansons, enregistrées entre 1927 et 1958 aux Etats-Unis et à Trinidad, les tréfonds de l’âme humaine et la variété des passages à l’acte (crime passionnel, vengeance, exécution, lynchage). Le meurtre est un thème récurrent dans la chanson populaire anglo-américaine. On les appelle murder ballads: Nick Cave en a fait le titre d’un album paru en 1996, qui mélangeait airs traditionnels et compositions originales. Il y reprenait notamment «Stagger Lee»: en 1895, Lee Sheldon, un proxénète noir de Saint-Louis, est condamné pour meurtre le jour du réveillon de Noël. Il mourra en prison. En 1959, la version rock’n’roll de Lloyd Price de «Stagger Lee» fut numéro un aux Etats-Unis, mais Mississippi John Hurt en livrait une lecture folk très dépouillée en 1928 déjà. Sidney Bechet, Tim Hardin, Ike & Tina Turner, Tom Jones, le Grateful Dead entre autres, s’y colleront à leur tour.

«I’m sorry I killed my man who done me wrong», chante Ethel Waters avec un swing enjôleur, portée par l’orchestre d’Eddie Mallory (l’enregistrement est de 1938). En écoutant ce récit d’adultère puni de meurtre, comment ne pas songer à l’enfance de l’interprète, née dans la misère des suites du viol de sa mère adolescente, avant de quitter son propre mari violent pour aller travailler comme serveuse et acquérir son indépendance – elle fera la carrière que l’on sait. De fait, les meurtriers sont aussi souvent des femmes dans ces standards folk, blues et jazz – témoignage des maltraitances et des tromperies dont elles font l’objet chez les déclassés du rêve américain.

La morale de l’histoire

Cette tradition musicale remonte à la Vieille Europe, où les histoires de vengeance et de punition colportées oralement à travers les siècles ont traversé l’océan avec les migrants et imprégné l’imaginaire des pionniers, dans des régions âpres et dangereuses comme les Appalaches ou les bayous marécageux de Louisiane.

Omniprésente à travers les accidents et les maladies, la mort fait partie du quotidien. Les mœurs et l’ivrognerie des populations semi-illettrées n’arrangent rien: un différend se règle à coup de couteau ou de pétoire, à l’image du «44 Blues» chanté par les Delmore Brothers. La figure du hors-la-loi (outlaw) est aussi particulièrement présente dans le folklore étasunien, où la tension entre ordre social et liberté individuelle est une constante. Dans «Got The Blues For Murder Only», Lonnie Johnson loue le bon vieux Mexique où les gens, libres et sauvages, goûtent la poudre de leurs fusils et mangent du serpent à sonnette au petit déjeuner!

Eloge funèbre ou leçon de morale, la chanson de meurtre se conclut presque inévitablement par la mort du protagoniste. Les chansons populaires, si elles prennent acte des désordres qui menacent l’ordre social, sont aussi garantes à leur manière d’un certain équilibre. Dans «Send me to the ‘lectric Chair» (envoyez-moi à la chaise électrique), Bessie Smith ne réclame aucune clémence de la part du juge pour avoir tranché la gorge à son homme. Pas question de passer «99 ans en taule»!

Murder Songs inclut aussi l’immortel «You Rascal You» de Louis Armstrong en duo avec Louis Jordan (repris sous le titre «Vieille canaille» par Serge Gainsbourg et Eddy Mitchell en 1986) et même «Strange Fruit», de Billie Holiday, un classique d’une portée autrement plus grave et moins anecdotique, allégorie des lynchages de Noirs dans le Sud – ces «fruits étranges» qui pendent aux branches –, témoignage courageux pour l’époque et qui provoque les mêmes frissons, près de septante ans après avoir été composé par un poète communiste du Bronx, juif d’origine russe, Abel Meeropol. De «Strange Fruit» à Obama, on mesure le chemin parcouru.

Encore plus de «Murder ballads»

On recommandera aussi chez Tompkins Square People Take Warning! Murder Ballads &-Disaster Songs 1913-1938 (2007) et bien sûr les Murder Ballads de Nick Cave & The Bad Seeds (Mute Records, 1996). Plus anciens et sans doute durs à dénicher: Bloody Ballads: Classic British and American Murder Ballads, de Paul Clayton sur Riverside Records (1956) et Wanted for Murder. Songs of Outlaws and Desperados (année incertaine). Mais Johnny Cash, Bruce Springsteen, Suicide, Violent Femmes, Guns N’Roses et Cannibal Corpse font aussi bien l’affaire! RMR

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